Chrétien de Troyes - Le Chevalier de la Charrette (Lancelot) 1178-1181 (inachevé) 003

1457 Venez-vous près de moi? 1458 Ne croyez pas que la demoiselle 1459 Lui avoue la vraie raison: 1460 Il en aurait rougi de honte 1461 Et aurait été blessé au vif, 1462 Si elle lui avait dit la vérité; 1463 Elle s'est donc bien gardée de la révéler, 1464 Et répondit avec beaucoup de tact: 1465 Messire, je suis venue chercher le peigne, 1466 Pour cela je suis descendue à terre; 1467 De l'avoir en main je suis si désireuse 1468 Que je n'ai pu attendre davantage. 1469 Le Chevalier, qui veut bien qu'elle ait le peigne, 1470 Le lui donne, mais pas avant d'en avoir retiré les cheveux 1471 Si doucement qu'il n'en rompt aucun. 1472 Jamais yeux ne verront 1473 Honorer un objet 1474 Comme il se met à révérer les cheveux; 1475 Bien cent mille fois il les applique 1476 Contre ses yeux, contre sa bouche, 1477 Contre son front et son visage: 1478 Leur contact le plonge dans l'extase. 1479 Les cheveux de la reine sont pour lui bonheur et richesse: 1480 Sur sa poitrine, près du coeur, il les place 1481 Entre chemise et chair. 1482 Il ne les aurait pas échangés contre un chariot 1483 Chargé d'émeraudes et d'escarboucles. 1484 Il ne pense pas que les ulcères 1485 Ou tout autre mal puissent désormais l'atteindre; 1486 Il dédaigne maintenant le diamargareton, 1487 La pleüriche, la thériaque 1488 Et les prières à saint Martin et saint Jacques, 1489 Car en ces cheveux il a tant confiance 1490 Qu'il n'a besoin de leur aide. 1491 Mais au juste, quel est l'attrait des cheveux? 1492 On me tiendra pour un menteur ou pour un fou 1493 Si je dis la vérité: 1494 Quand la foire du Lendit bat son plein 1495 Et il y aura le plus de marchandises, 1496 Le Chevalier refuserait le tout, 1497 C'est certain, en échange 1498 De la découverte des cheveux. 1499 Et si vous voulez que je vous explique pourquoi, 1500 De l'or cent mille fois raffiné 1501 Et puis autant de fois refondu 1502 Paraîtrait aussi peu brillant que la nuit 1503 Par rapport au plus beau jour 1504 Que nous ayons eu de tout cet été 1505 À qui verrait un tel or 1506 Et voudrait le comparer aux cheveux de la reine. 1507 Mais à quoi bon m'attarder davantage là-dessus? 1508 La demoiselle remonte prestement en selle 1509 Avec le peigne qu'elle emporte, 1510 Et le Chevalier se réjouit 1511 Des cheveux pressés contre sa poitrine. 1512 Après la plaine ils arrivent à une forêt 1513 Où ils suivent une allée 1514 Qui devient de plus en plus étroite, 1515 Au point qu'ils doivent chevaucher l'un après l'autre, 1516 Car il était impossible d'y mener 1517 Deux chevaux de front. 1518 La demoiselle s'en va tout droit 1519 Devant son invité de la veille. 1520 Là où l'allée s'était le plus rétrécie 1521 ls voient venir un chevalier. 1522 La demoiselle aussitôt, 1523 De si loin qu'elle le vit, 1524 L'a reconnu et dit à son compagnon: 1525 Sire Chevalier, voyez-vous 1526 Celui qui vient vers nous 1527 Tout armé et prêt à combattre? 1528 Il pense m'emmener d'ici sur l'heure, 1529 Sans résistance de votre part. 1530 Je suis certaine que telle est son idée. 1531 Il est amoureux de moi en fou qu'il est: 1532 Lui-même, ou par ses messagers, 1533 Depuis très longtemps me prie de l'aimer, 1534 Mais je ne lui accorderai pas mon amour, 1535 Car pour rien au monde je ne pourrais l'aimer. 1536 Que Dieu me soit en aide, je préfère me tuer 1537 Plutôt que de répondre à son amour. 1538 Je sais qu'il ressent en ce moment 1539 Une joie qui le comble d'aise, 1540 Comme si déjà il m'avait en sa possession. 1541 Mais je vais voir ce que vous allez faire; 1542 Maintenant vous allez me montrer si vous êtes brave, 1543 Maintenant je verrai clairement 1544 Si vous saurez me protéger, 1545 Si vous êtes digne d'être mon gardien. 1546 Dans l'affirmative, je dirai sans avoir à mentir 1547 Que vous êtes un preux, un chevalier de grande valeur. 1548 Et lui répond: Allez, allez donc! 1549 Ces mots ont le même sens pour lui 1550 Que s'il avait dit: Peu m'importe, 1551 Vous avez tort de vous inquiéter 1552 Et de dire ce que vous venez de débiter. 1553 Pendant qu'ils discouraient, 1554 Le chevalier qui venait seul vers eux 1555 S'approchait rapidement. 1556 S'il se hâtait 1557 C'est qu'il croyait 1558 Avoir une excellente raison de se presser, 1559 Car il se tient pour fortuné 1560 Quand il voit l'être qu'il aime le plus. 1561 Dès qu'il s'est suffisamment approché, 1562 Il la salue de tout coeur 1563 Et dit: Celle que je désire le plus, 1564 Dont j'ai le moins de plaisir et le plus de souffrance, 1565 Soit la bienvenue, d'où qu'elle vienne! 1566 Ce serait manquer aux bienséances 1567 Si la demoiselle se montrait si avare de mots 1568 Qu'elle ne rendît son salut au soupirant, 1569 Au moins du bout des lèvres. 1570 Lui est ravi 1571 De ce salut de la demoiselle 1572 Qui n'a pas sali sa bouche 1573 Et qui ne lui a rien coûté. 1574 Et le soupirant, s'il avait fini à l'instant 1575 De triompher de ses adversaires dans un tournoi, 1576 N'aurait pas eu autant d'estime pour lui-même; 1577 Il ne penserait pas avoir conquis 1578 Autant d'honneur ou de considération. 1579 Sa confiance en lui-même s'étant encore accrue, 1580 Il empoigne le frein du palefroi 1581 Et dit: Je vais vous emmener avec moi. 1582 Ha! j'ai bien mené ma barque, 1583 Puisque me voilà arrivé à bon port. 1584 Maintenant me voilà débarrassé de ma guigne. 1585 De péril en mer je suis parvenu au rivage, 1586 De grande souffrance à joie, 1587 De maladie à pleine santé. 1588 Maintenant j'ai tout ce que je désire, 1589 Quand je vous retrouve en une situation telle 1590 Que je puis vous emmener avec moi 1591 Sans encourir de honte. 1592 La demoiselle répondit: Vous parlez en pure perte, 1593 Car je suis escortée par le Chevalier que voilà. 1594 --Certes, c'est piètre escorte, 1595 Puisque je vous emmène avec moi. 1596 Je pense que votre Chevalier 1597 Aurait plus tôt fait de manger un muid de sel 1598 Que de vous défendre contre moi; 1599 Je suis sûr qu'il n'y a pas de chevalier 1600 Qui puisse vous défendre contre moi. 1601 Et quand je vous retrouve si à-propos, 1602 Je vous emmènerai à sa barbe, 1603 Qu'il lui en cuise ou non, 1604 Et même s'il vous défend de son mieux. 1605 Le Chevalier reste calme 1606 En dépit de ce qu'il s'entend dire, 1607 Et sans sarcasmes et sans rodomontade, 1608 Il prend le parti de la demoiselle. 1609 Messire, dit-il, pas si vite! 1610 Ne proférez pas de vaines paroles, 1611 Mais montrez plus de mesure en ce que vous dites. 1612 Vos droits seront respectés 1613 À condition que vous en ayez. 1614 Sous ma protection, j'entends que vous le sachiez, 1615 Est la demoiselle venue en ces lieux. 1616 Laissez-là tranquille, vous l'avez trop retenue. 1617 Pour l'instant elle n'a rien à craindre de vous. 1618 Et l'autre proclame qu'il se laisserait brûler à petit feu 1619 Plutôt que de ne pas emmener la jeune femme. 1620 Le Chevalier dit alors: J'aurais bien tort 1621 De vous permettre de l'emmener. 1622 Je suis prêt à vous combattre, sachez-le, 1623 Mais si nous voulons vraiment 1624 Combattre l'un contre l'autre, nous ne pourrions 1625 Le faire dans cet étroit chemin. 1626 Mais poussons jusqu'à quelque route, 1627 Quelque pré ou quelque lande. 1628 Le soupirant répond qu'il ne demande pas mieux, 1629 Disant: Certes, je suis d'accord: 1630 Vous n'avez pas tort, 1631 Car ce chemin est trop étroit; 1632 Mon cheval est si mal à l'aise 1633 Que je crains qu'il ne se brise la cuisse 1634 Quand je tâcherai de lui faire faire demi-tour. 1635 Il y parvient à grand-peine 1636 Et sans blesser son cheval, 1637 Ni lui infliger de mal. 1638 Certes, dit-il, je regrette vivement 1639 Que nous ne nous soyons rencontrés 1640 En un lieu plus dégagé et devant des spectateurs; 1641 J'aurais aimé que l'on eût vu 1642 Lequel de nous deux aurait frappé les plus beaux coups. 1643 Venez donc, allons chercher un tel lieu: 1644 Nous trouverons près d'ici un terrain 1645 Étendu, libre d'obstacles. 1646 Ils s'en vont jusqu'à une prairie. 1647 En celle-ci se trouvaient des jeunes filles, 1648 Des chevaliers et des demoiselles 1649 Qui jouaient à plusieurs jeux, 1650 Car le lieu était beau et y conviait. 1651 Les uns jouaient à des jeux sérieux, 1652 Au trictrac, aux échecs, 1653 Aux dés, au double-six, 1654 Également à la mine. 1655 À de tels jeux le plus grand nombre jouaient; 1656 Les autres s'amusaient 1657 Comme font les très jeunes 1658 À danser des rondes, 1659 À chanter, à sauter, 1660 À gambader et à lutter. 1661 Un chevalier d'un certain âge 1662 Se trouvait de l'autre côté du pré, 1663 Assis sur un cheval d'Espagne jaune-brun 1664 Dont le harnais et la selle étaient dorés; 1665 Lui était grisonnant. 1666 Il avait une main au côté 1667 Pour se donner une apparence désinvolte; 1668 À cause du beau temps il était en chemise. 1669 Il regardait les joueurs et les danseurs, 1670 Un manteau court sur les épaules, 1671 D'étoffe fine ornée d'authentique petit-gris. 1672 Pas loin de lui, le long d'un sentier, 1673 Plus de vingt hommes armés 1674 Se tenaient sur leurs chevaux irlandais 1675 Aussitôt que parurent les trois survenants, 1676 Joueurs et danseurs cessèrent jeux et ébats, 1677 Criant à haute voix à travers la prairie: 1678 Regardez, regardez le Chevalier 1679 Qui fut voituré en charrette! 1680 Que nul d'entre nous ne songe 1681 À jouer tant qu'il sera présent. 1682 Maudit soit qui cherche à jouer, 1683 Et maudit qui s'avisera 1684 De jouer tant qu'il sera ici. 1685 Cependant voilà que vint se camper 1686 Devant le vieux chevalier son fils-- 1687 Celui qui aimait la demoiselle 1688 Et qui déjà l'appelait sienne. 1689 Messire, dit-il, je suis rempli de joie, 1690 Et qui veut savoir pourquoi, qu'il m'écoute: 1691 Dieu vient de m'accorder la personne 1692 Que j'ai toujours désirée le plus; 1693 S'il m'avait donné une couronne de roi, 1694 Il ne m'aurait pas tant donné, 1695 Ni ne lui aurais-je su si bon gré, 1696 Et je n'aurais pas tant gagné, 1697 Comme je le fais avec le gain que voilà. 1698 --Je ne sais si ce gain t'appartient vraiment, 1699 Répond le chevalier à son fils. 1700 Immédiatement celui-ci s'exclame: 1701 Vous ne le savez? Ne le voyez-vous pas, 1702 Messire? Je vous jure qu'il n'en faut douter, 1703 Quand vous voyez bien qu'elle est en mon pouvoir; 1704 Dans la forêt d'où je viens 1705 Je l'ai rencontrée qui cheminait. 1706 Je crois que Dieu me l'a amenée, 1707 Et je m'en suis emparé comme d'une chose mienne. 1708 --Je ne suis pas sûr que celui y consente, 1709 Que je vois s'avancer derrière toi; 1710 Il pourrait bien te la disputer, je crois. 1711 Tandis qu'ils échangeaient ces paroles, 1712 Les rondes avaient cessé; 1713 À cause du Chevalier que les jeunes gens virent, 1714 Ils ne voulurent plus jouer ni s'amuser, 1715 Tant il leur déplaisait. 1716 Mais, sans perdre de temps, le Chevalier 1717 Qui suivait de près la jeune femme, 1718 Éleva la voix et dit: Laissez la demoiselle aller, 1719 Chevalier, car vous n'avez aucun droit sur elle! 1720 Si vous osez toucher à elle, 1721 Sur l'heure je la défendrai contre vous. 1722 Alors le vieux chevalier dit à son fils: 1723 J'en étais bien sûr, 1724 Beau fils, ne la retiens pas davantage, 1725 Laisse aller la demoiselle. 1726 Cette parole fut loin de plaire au jeune homme; 1727 Il jure qu'il ne rendrait pas la demoiselle, 1728 Disant: Que jamais Dieu ne m'accorde 1729 De faveur, si je la lui rends! 1730 Je la tiens et continuerai à la tenir 1731 Comme une vassale qui m'est inféodée. 1732 La bretelle et les brides de mon écu 1733 Auront été rompues 1734 Et j'aurai perdu toute confiance 1735 En ma force et mes armes, 1736 Mon épée et ma lance 1737 Avant de lui abandonner mon amie. 1738 Et le père répondit: Je ne te permettrai pas 1739 De combattre malgré tout ce que tu pourras dire. 1740 Tu te fies trop en ta prouesse; 1741 Fais plutôt ce que je te recommande. 1742 Le fils en proie à son orgueil réplique: Comment! 1743 Suis-je donc un enfant à qui on peut faire peur? 1744 J'ai le droit de soutenir 1745 Que par tout ce monde qu'entoure la mer 1746 Il n'y a chevalier parmi tous ceux qui existent 1747 Si preux que je lui abandonne mon amie, 1748 Et que je ne rendisse 1749 Rapidement recréant. 1750 Le père dit: D'accord, beau fils, 1751 Du moins tu en es convaincu, 1752 Tellement tu te fies en ta vaillance; 1753 Je n'accepterai aucunement 1754 Que tu entreprennes un combat avec ce Chevalier. 1755 Le jeune homme répond: Que je sois honni 1756 Si je vous écoute. 1757 Le diable emporte celui qui suivra vos conseils 1758 Et qui se rendra coupable de lâcheté. 1759 Moi, j'entends combattre avec la dernière énergie. 1760 Il est bien vrai qu'on fait mal ses affaires 1761 En famille: mieux vaut marchander ailleurs; 1762 Aucun doute, vous voulez me duper. 1763 Je sais bien qu'avec des inconnus 1764 Je réussirais bien mieux. 1765 Quelqu'un qui ne me connaîtrait pas 1766 Ne s'opposerait pas à ma décision, 1767 Et vous, vous la combattez et vous vous y opposez. 1768 Je suis d'autant plus désireux d'agir 1769 Que vous m'avez critiqué; 1770 Car, comme vous le savez, celui qui reprend 1771 Homme ou femme 1772 Ne fait qu'attiser et enflammer son vouloir. 1773 Mais si je renonce le moins du monde à ce que je médite, 1774 Que Dieu ne m'accorde jamais de bonheur. 1775 Je vais me battre malgré vous. 1776 --Par saint Pierre l'apôtre, 1777 Fait le père, je vois bien maintenant 1778 Que mes prières resteront sans résultat. 1779 C'est en vain que je te fais la leçon; 1780 Mais j'aurais tôt fait de te créer 1781 Une situation telle que malgré toi 1782 Tu seras obligé de m'obéir, 1783 Car tu vas te trouver sous ma coupe. 1784 Il appelle à lui maintenant 1785 Les chevaliers postés près du sentier 1786 Et leur commande d'empoigner 1787 Ce fils qu'il sermonne en vain. 1788 Je le ferai ligoter, leur dit-il, 1789 Plutôt que de lui permettre de combattre. 1790 Vous êtes tous, tant que vous êtes, mes hommes 1791 Et me devez fidélité: 1792 Au nom de tout ce que vous me devez, 1793 Je vous prie et commande tout à la fois. 1794 Il agit follement, à mon avis. 1795 Son grand orgueil en est cause, 1796 Quand il refuse de m'obéir. 1797 Ils répondent qu'ils s'empareront de lui, 1798 Et qu'après ça ils l'empêcheront 1799 De donner suite à sa décision 1800 De combattre. Il lui faudra, 1801 Qu'il le veuille ou non, abandonner la demoiselle. 1802 Tous à la fois s'emparent de lui, 1803 En le prenant par les bras et la nuque. 1804 Te voilà obligé de reconnaître ta folie, 1805 Fait le père, tu es en mesure de comprendre les choses: 1806 Maintenant tu n'as ni la force ni le pouvoir 1807 De combattre ou de jouter, 1808 Quel que soit ton déplaisir, 1809 Que ça t'ennuie ou te fasse souffrir. 1810 Accorde-moi ce qui me plaît et m'arrange, 1811 Tu agiras alors en homme sage. 1812 Et sais-tu ce que je propose de faire? 1813 Pour amoindrir ta déconvenue, 1814 Nous suivrons tous deux, si tu veux bien, 1815 Le Chevalier aujourd'hui et demain, 1816 Par bois et à travers champs, 1817 Chacun sur son cheval qui court l'amble. 1818 Nous le trouverons peut-être 1819 De tel comportement et de telle sorte 1820 Que je te permettrai de te mesurer avec lui 1821 Et de combattre tant que tu voudras. 1822 Alors le jeune homme a dit oui, 1823 Bien à contre-coeur, puisqu'il y est forcé; 1824 En personne qui ne peut faire mieux, 1825 Il promet d'être patient, 1826 Mais c'est à condition qu'ils suivent le Chevalier. 1827 Quand ils voient le tour que prennent les choses, 1828 Les spectateurs épars dans le pré 1829 Se disent tous: Vous avez vu? 1830 Celui qui fut dans la charrette 1831 Jouit d'une telle considération 1832 Qu'il emmène avec lui l'amie du fils 1833 De notre seigneur, et celui-ci ne s'y oppose pas. 1834 Reconnaissons 1835 Qu'il doit percevoir dans ce Chevalier un mérite 1836 Suffisant pour lui permettre d'emmener la demoiselle. 1837 Que soit maudit cent fois qui pour lui désormais 1838 S'abstiendra de jouer! 1839 Retournons donc nous amuser. Alors ils recommencent 1840 Leurs jeux, leurs rondes et leurs danses. 1841 Sans perdre de temps le Chevalier s'en va, 1842 Et s'éloigne de la prairie des joueurs; 1843 La demoiselle ne reste pas en arrière, 1844 Mais accompagne le Chevalier. 1845 Tous deux se hâtent; 1846 Père et fils les suivent de loin 1847 À travers un pré récemment fauché; 1848 Ils chevauchent jusqu'à la neuvième heure 1849 Et découvrent en un très beau site 1850 Un monastère et, à côté du chur, 1851 Un cimetière entouré d'un mur. 1852 Le Chevalier ne se comporte pas en rustre ni en sot, 1853 Mais, ayant mis pied à terre, 1854 Il entra dans le moutier pour prier Dieu. 1855 La demoiselle tint son cheval par la bride 1856 En attendant son retour. 1857 Quand il eut achevé sa prière 1858 Et qu'il revenait arrière, 1859 Il vit un moine fort vieux 1860 Qui venait à sa rencontre. 1861 Arrivé près de lui, il le prie 1862 Très poliment de lui dire 1863 Ce qui se trouvait derrière le mur. 1864 Et le moine lui répond 1865 Que c'était un cimetière. Le Chevalier lui dit: 1866 Menez-m'y, et que Dieu vous protège! 1867 --Volontiers, messire. Et il l'y conduit. 1868 Le Chevalier après le moine 1869 Pénètre dans le cimetière. Il y voit les plus beaux tombeaux 1870 Qu'on pourrait trouver d'ici jusqu'au pays de Dombes, 1871 Et de là jusqu'à Pampelune. 1872 Sur chacun était gravé un nom 1873 Servant à désigner 1874 Celui qui un jour y serait couché. 1875 Et le Chevalier se mit à lire en silence 1876 Les épitaphes une à une. 1877 Il déchiffra: Ici reposera Gauvain, 1878 Ici Louis, ici Yvain. 1879 Plus loin il a lu les noms 1880 De bien d'autres chevaliers émérites, 1881 Les meilleurs et les plus connus, 1882 De cette terre et d'ailleurs. 1883 Parmi ces tombes-là il en trouve une 1884 En marbre, qui semble récente, 1885 Surpassant toutes les autres en richesse et en beauté. 1886 Le Chevalier demande au moine: 1887 Les tombes qui sont ici 1888 À quoi servent-elles? Et celui-ci répond: 1889 Vous avez vu les inscriptions; 1890 Si vous les avez déchiffrées, 1891 Vous comprenez leur sens 1892 Et la destination des tombeaux. 1893 --Et celui-là, plus somptueux que les autres, 1894 À quoi sert-il? L'ermite répond: 1895 Je vais vous le dire. 1896 C'est un monument qui surpasse 1897 Tous ceux qu'on a construits; 1898 De si somptueux et de si bien élaboré 1899 Personne n'en a jamais vu, ni moi, ni un autre. 1900 Il est beau au dehors, et au dedans encore plus; 1901 Mais n'allez pas vous imaginer 1902 Que vous pourrez en voir l'intérieur, 1903 Ce serait perdre votre temps. 1904 Il faudrait bien sept hommes 1905 Grands et forts 1906 Pour ouvrir ce tombeau, 1907 Pour en soulever la dalle. 1908 Sachez, c'est chose certaine, 1909 Qu'on aurait besoin pour y parvenir de sept hommes 1910 Plus forts que vous et moi ne sommes. 1911 Son inscription porte: 1912 Celui qui soulèvera 1913 Tout seul la lame 1914 Délivrera ceux et celles 1915 Qui sont prisonniers en la terre 1916 1916 Dont nul ne sort, serf ni gentilhomme, 1917 À moins d'y être né; 1918 Jusqu'à maintenant aucun prisonnier n'est retourné chez lui. 1919 Les gens d'ailleurs se trouvent en prison, 1920 Mais ceux du pays vont et viennent, 1921 Entrent et sortent comme ils veulent. 1922 Immédiatement le Chevalier 1923 Empoigne la dalle tombale et la soulève 1924 Sans le moindre effort, 1925 Plus aisément que dix hommes ne l'auraient fait, 1926 En faisant appel à toute leur force. 1927 Le moine fut stupéfait; 1928 Pour un peu il serait tombé à la renverse 1929 À la vue de ce prodige, 1930 Car il ne s'attendait pas 1931 À en voir de semblable au cours de sa vie. 1932 Messire, dit-il, j'ai grande envie 1933 De connaître votre nom. 1934 Pourriez-vous me le dire?--Non, 1935 Fit le Chevalier, absolument pas. 1936 --Certes, dit le moine, je le regrette fort. 1937 Mais si vous me l'appreniez, 1938 Ce serait agir courtoisement, 1939 Et vous pourriez en être récompensé. 1940 Qui êtes-vous et de quel pays? 1941 --Je suis chevalier, comme vous pouvez le voir, 1942 Et je suis né au royaume de Logres. 1943 Que cela vous suffise. 1944 Et vous, s'il vous plaît, dites-moi de nouveau 1945 Qui reposera dans ce tombeau? 1946 --Messire, ce sera celui qui libérera 1947 Tous ceux qui sont pris comme dans un piège 1948 Au royaume dont nul n'échappe. 1949 Et quand le moine a fini de parler, 1950 Le Chevalier le recommande 1951 À Dieu et à tous ses saints. 1952 Alors, au plus vite qu'il put, 1953 Il revint à la demoiselle, 1954 Accompagné hors de l'église 1955 Par le moine aux cheveux blancs. 1956 Les voyageurs parviennent à la route. 1957 Tandis que la demoiselle remonte en selle, 1958 Le moine lui raconte 1959 Ce que le Chevalier avait accompli au cimetière. 1960 Il lui demanda de lui dire son nom 1961 Si elle le savait, 1962 Avec une telle insistance qu'elle lui avoua 1963 Ne pas le connaître, mais être quand même 1964 En mesure de lui assurer 1965 Qu'il n'a pas son égal comme chevalier 1966 En toute l'étendue où soufflent les quatre vents. 1967 Puis la demoiselle se sépare du moine 1968 Et se presse de rejoindre le Chevalier. 1969 Maintenant les deux qui les suivent de loin 1970 Arrivent et trouvent 1971 Le moine seul devant son église. 1972 Le vieux chevalier sans armure 1973 Lui dit: Messire, avez-vous aperçu 1974 Un Chevalier escortant 1975 Une demoiselle? Dites-le-nous. 1976 --Je n'éprouve aucune difficulté, répond le moine, 1977 À vous conter ce qu'il en est. 1978 À l'instant ils viennent de s'en aller. 1979 Le Chevalier fut ici 1980 Et a accompli un exploit merveilleux 1981 En soulevant tout seul la dalle 1982 Recouvrant la grande tombe en marbre, 1983 Sans le moindre effort. 1984 Il projette de délivrer la reine, 1985 Et il parviendra sans doute à la délivrer, 1986 Elle et les autres captifs. 1987 Vous êtes au courant, 1988 Vous qui avez souvent lu 1989 L'inscription sur la dalle. 1990 Certes, jamais ne naquit, 1991 Ni ne s'assit en selle 1992 Homme qui valut ce Chevalier. 1993 Le vieux chevalier dit alors à son fils: 1994 Fils, que t'en semble? L'auteur d'une telle action, 1995 N'est-il pas un homme d'une force exceptionnelle? 1996 Maintenant tu sais bien qui a eu tort, 1997 Tu sais bien si ce fut toi ou moi. 1998 Je ne voudrais pas pour la ville d'Amiens 1999 Que tu te fusses battu contre lui. 2000 Tu as néanmoins beaucoup résisté 2001 Avant que l'on n'ait pu t'en détourner. 2002 À présent nous pouvons rentrer, 2003 Car nous ferions une grande bêtise 2004 Si nous persistions à les suivre plus avant. 2005 Et l'autre répond: Je le veux bien: 2006 Les prendre en filature ne nous vaudrait rien. 2007 Puisque vous le voulez, faisons demi-tour! 2008 En acceptant de retourner, il a fait acte de grande sagesse. 2009 Et sur ces entrefaites, la demoiselle 2010 Accompagne côte à côte, tout près, le Chevalier, 2011 Car elle veut s'entendre avec lui. 2012 Et elle veut, de lui, apprendre son nom; 2013 Elle insiste pour qu'il le lui dise-- 2014 Elle le supplie plus d'une fois-- 2015 Jusqu'à ce que, par lassitude, il lui dise: 2016 Ne vous ai-je pas dit que je suis 2017 Du royaume du roi Artur? 2018 Par la foi que je dois à Dieu et à Sa toute-puissance, 2019 Vous ne saurez rien de mon nom! 2020 Alors elle lui demande de lui accorder 2021 Son congé, et elle retournera sur ses pas; 2022 Et il le lui accorde bien volontiers. 2023 La demoiselle s'en va aussitôt, 2024 Et lui, jusqu'à très tard, 2025 A chevauché sans compagnie. 2026 Après vêpres, à l'heure de complies, 2027 Pendant qu'il gardait son chemin, 2028 Il vit un chevalier qui revenait 2029 Du bois où il avait chassé. 2030 Il venait, le heaume lacé, 2031 Et la venaison, 2032 Que Dieu lui avait donnée, il l'a chargée 2033 Sur un grand cheval de chasse couleur gris fer. 2034 Bien rapidement le vavasseur 2035 Arrive au-devant du Chevalier, 2036 Et il le prie d'accepter son offre de l'héberger: 2037 Sire, fait-il, il sera bientôt nuit; 2038 Il est temps à présent de chercher un gîte, 2039 Et vous devrez, raisonnablement, le faire; 2040 Et j'ai une maison à moi, 2041 Ici près, où je vous amènerai tout de suite. 2042 Jamais nul ne vous reçut mieux que moi je le ferai 2043 Avec ce que j'ai de meilleur à ma disposition, 2044 Et si vous acceptez, j'en serai très heureux. 2045 --Et moi aussi, je serai très heureux, fait l'autre. 2046 Il envoie son fils en avant, 2047 Le vavasseur, aussitôt, 2048 Afin de rendre l'hôtel accueillant 2049 Et pour hâter les préparatifs du repas. 2050 Et sans s'attarder, le valet 2051 Accomplit son ordre, 2052 Avec bonne volonté et allègrement, 2053 Et il s'en va à vive allure. 2054 Et ceux qui n'ont guère envie de se presser 2055 Ont continué leur chemin 2056 Jusqu'à ce qu'ils soient arrivés au logis. 2057 Le vavasseur avait pour femme 2058 Une dame bien polie, 2059 Et cinq fils qui lui étaient très chers-- 2060 Trois valets et deux chevaliers-- 2061 Et deux filles gracieuses et belles, 2062 Non mariées encore. 2063 Ils n'étaient pas nés dans ce pays, 2064 Mais ils y étaient enfermés 2065 Et maintenus en état de captivité 2066 Depuis très longtemps; ils étaient 2067 Nés dans le royaume de Logres. 2068 Le vavasseur a amené 2069 Le Chevalier chez lui, dans la cour, 2070 Et la dame accourt à leur rencontre, 2071 Et ses fils et ses filles se précipitent également; 2072 Tous s'offrent à le servir, 2073 Et ils le saluent et l'aident à descendre. 2074 De leur maître font peu de cas 2075 Les surs ou les cinq frères, 2076 Car ils savaient bien que leur père 2077 Voulait qu'ils fissent ainsi. 2078 Ils lui font tous les honneurs et un accueil chaleureux; 2079 Et quand ils l'eurent désarmé, 2080 De son manteau le revêt 2081 Une des filles de son hôte, 2082 Qu'elle lui met au col après l'avoir ôté du sien. 2083 S'il fut bien servi pendant le souper, 2084 De cela je ne veux point parler à présent; 2085 Après que le repas eut touché à sa fin, 2086 Aucune résistance ne fut opposée 2087 À ce qu'on parlât de nombreux sujets. 2088 En premier lieu, le vavasseur 2089 Commença à s'enquérir de son invité afin de savoir 2090 Qui il était, et de quelle terre, 2091 Mais il ne lui demanda pas son nom. 2092 Et celui-ci répond sans se faire attendre: 2093 Je suis du royaume de Logres, 2094 Jusqu'à présent je ne fus jamais dans ce pays. 2095 Et quand le vavasseur l'entend, 2096 Il s'émeut et s'inquiète, 2097 Ainsi que sa femme et tous ses enfants-- 2098 Pas un seul qui ne ressente une vive douleur: 2099 Ils se mettent alors à lui dire: 2100 Que votre malheur est grand, beau doux sire, 2101 Et combien votre sort est peu enviable! 2102 Vous serez donc tout à fait comme nous 2103 Réduit au servage et à l'exil. 2104 --Et d'où êtes-vous donc?, fait-il. 2105 --Sire, nous sommes de votre terre, 2106 Dans ce pays, il y a maint prud'homme 2107 De votre terre en esclavage. 2108 Maudite soit pareille coutume 2109 Et maudits soient ceux qui la maintiennent! 2110 Car nul étranger ne vient ici 2111 Sans se voir contraint de rester 2112 Et se faire détenir dans cette terre; 2113 Quiconque le désire peut entrer ici, 2114 Mais il faut qu'il y reste. 2115 Il en va désormais de même pour vous: 2116 Vous ne sortirez plus d'ici, je pense. 2117 --Si, je le ferai, fait-il, s'il est en mon pouvoir. 2118 Alors le vavasseur lui dit: 2119 Comment? Vous croyez-vous vraiment capable de partir? 2120 --Oui, s'il plaît à Dieu; 2121 Je ferai tout mon possible pour réussir. 2122 --Alors les autres partiraient sans crainte 2123 Tous, indemnes et libres, 2124 Car dès qu'un seul, de plein droit, 2125 Sortira de cette prison, 2126 Tous les autres, sans faute, 2127 Pourront en sortir sans qu'on tente de les en empêcher. 2128 Alors le vavasseur se rappelle 2129 Qu'on lui avait dit et conté 2130 Qu'un chevalier de grande valeur 2131 Pénétrait à toute force dans le pays 2132 À cause de la reine que tenait 2133 Captive Méléagant, le fils du roi; 2134 Et il dit: Très certainement, je pense et je crois 2135 Que c'est bien lui; je lui dirai donc. 2136 Il lui dit alors: Ne me cachez jamais rien, 2137 Sire, de la tâche que vous vous êtes fixée, 2138 Et, en échange, je vous conseillerai 2139 Le mieux que je le pourrai. 2140 Moi-même je profiterai 2141 Si vous pouvez la mener à bien. 2142 Révélez-m'en la vérité 2143 Pour votre bien et pour le mien. 2144 Dans ce pays, je le crois bien, 2145 Vous êtes venu à cause de la reine, 2146 Au milieu de ce peuple de mécréants 2147 Qui sont pires que les Sarrasins. 2148 Et le Chevalier lui répond: 2149 Je ne vins ici pour rien d'autre au monde. 2150 Je ne sais point où l'on tient enfermée ma dame, 2151 Mais j'entends la délivrer, 2152 Et j'ai grandement besoin de conseils. 2153 Conseillez-moi, si vous en êtes capable. 2154 Et l'autre dit: Sire, vous avez emprunté 2155 Un chemin des plus ardus. 2156 La voie où vous vous êtes engagé vous mène 2157 Tout droit au Pont de l'Épée. 2158 Il vous serait utile de prendre les conseils au sérieux: 2159 Si vous vouliez m'en croire, vous iriez 2160 Au Pont de l'Épée 2161 Par une voie plus sûre, 2162 Et je vous y ferai guider. 2163 Et celui qui désire le chemin le plus court 2164 Lui demande: Cette route est-elle 2165 Aussi droite que celle-ci? 2166 --Non, fait-il, elle est au contraire 2167 Plus longue, mais elle est plus sûre. 2168 Et celui-là dit: Je me moque de cela; 2169 Mais renseignez-moi sur celle-ci, 2170 Car je suis tout prêt à la suivre. 2171 --Sire, vraiment vous n'y gagnerez pas: 2172 Si vous allez par là, 2173 Demain vous arriverez à un passage 2174 Où bientôt vous pourrez subir un dommage 2175 Et qui a pour nom le Passage des Pierres. 2176 Voulez-vous donc que je vous dise 2177 Combien ce passage est mauvais? 2178 Ne peut y passer qu'un seul cheval; 2179 Côte à côte ne le franchiraient pas 2180 Deux hommes, et la traversée est fort 2181 Bien gardée et bien défendue. 2182 L'accès ne vous en sera point accordé 2183 Dès que vous y arriverez; 2184 Vous y recevrez d'épée et de lance 2185 Maint coup, et vous en donnerez aussi beaucoup 2186 Avant de pouvoir passer de l'autre côté. 2187 Et quand il lui eut tout raconté, 2188 Un chevalier s'avance 2189 --C'était un des fils du vavasseur-- 2190 Et dit: Sire, avec ce seigneur 2191 Je m'en irai, si cela ne vous déplaît pas. 2192 Ensuite, un des valets se lève, 2193 Et dit: J'irai moi aussi. 2194 Et le père donne très volontiers 2195 Son accord à tous les deux. 2196 Ainsi le Chevalier ne s'en ira-t-il 2197 Point seul, et il les en remercie, 2198 Car il apprécie beaucoup leur compagnie. 2199 Les paroles touchent alors à leur fin, 2200 Ils emmènent le Chevalier se coucher; 2201 Il dormit, car il avait envie de le faire. 2202 Aussitôt qu'il put voir le jour, 2203 Il se lève d'un bond, et ceux-mêmes le voient 2204 Qui devaient aller avec lui; 2205 À leur tour ils se sont levés. 2206 Les chevaliers ont revêtu leur armure 2207 Et, ayant pris congé, ils s'en vont; 2208 Et le valet s'est mis à leur tête, 2209 Et ensemble ils suivent si bien leur chemin 2210 Qu'ils arrivent au Passage des Pierres 2211 Tout droit, à l'heure de prime. 2212 Il y avait au milieu une bretèche 2213 Où en tout temps se tenait un homme. 2214 Avant qu'ils ne pussent s'approcher de près, 2215 Celui qui fut sur la bretèche 2216 Les voit et crie très fort: 2217 C'est un ennemi qui vient! C'est un ennemi qui vient! 2218 Voici alors qu'apparaît, monté à cheval, 2219 Un chevalier sur la bretèche, 2220 Vêtu d'une armure toute neuve, 2221 Et de chaque côté, des sergents 2222 Qui portaient des haches affilées. 2223 Et lorsqu'il arrive au passage, 2224 Celui qui le garde lui reproche 2225 Très injurieusement la charrette, 2226 Et dit: Vassal, c'est un acte bien hardi 2227 Que tu as commis, et tu agis en parfait simple d'esprit 2228 En entrant de la sorte dans ce pays. 2229 L'homme n'a point à se présenter ici 2230 Qui a fait l'expérience de la charrette-- 2231 Que Dieu ne t'accorde jamais d'en profiter! 2232 L'un fonce sur l'autre avec tout l'élan 2233 Dont leurs chevaux furent capables; 2234 Et celui qui doit garder le passage 2235 Brise hardiment sa lance 2236 Et en laisse tomber les tronçons; 2237 Et l'autre lui assène un coup à la gorge 2238 Juste au-dessus de la panne 2239 De l'écu, si bien qu'il le renverse 2240 Et l'abat, les pieds en l'air, sur les pierres; 2241 Armés de leurs haches, les sergents se lancent 2242 Dans la mêlée, mais c'est exprès qu'ils le manquent, 2243 Car ils n'ont aucun désir de lui faire du mal, 2244 Ni à lui ni à son cheval. 2245 Et le Chevalier s'aperçoit bien 2246 Qu'ils ne veulent lui nuire en rien 2247 Et n'ont aucun désir de lui faire du mal. 2248 Aussi ne songe-t-il pas à tirer son épée, 2249 Choisissant plutôt de traverser sans discussion le passage 2250 Avec, derrière lui, ses compagnons. 2251 Et l'un d'eux dit à l'autre 2252 Qu'il n'avait jamais vu pareil chevalier, 2253 Que nul autre n'était comparable à lui. 2254 N'a-t-il donc pas fait preuve d'une merveilleuse prouesse 2255 En réussissant à forcer ce passage? 2256 --Beau frère, pour l'amour de Dieu, rassemble toutes tes forces, 2257 Dit le chevalier à son frère cadet, 2258 Et va rejoindre notre père; 2259 Raconte-lui cette aventure. 2260 Mais le valet proclame et jure 2261 Qu'il n'ira point dire quoi que ce soit, 2262 Qu'il ne quittera jamais 2263 Ce Chevalier avant d'être adoubé 2264 Et fait chevalier par lui; 2265 Que l'autre s'en aille porter la nouvelle 2266 S'il y tient à ce point. 2267 Ensemble ils reprennent tous les trois leur chemin 2268 Jusqu'après l'heure de none; 2269 Vers cette heure-là ils ont trouvé un homme 2270 Qui leur demande qui ils sont, 2271 Et ils lui répondent: Nous sommes chevaliers, 2272 Et nous allons là où nos affaires l'exigent. 2273 Et l'homme dit au Chevalier: 2274 Sire, je voudrais vous héberger dès maintenant, 2275 Vous et vos compagnons. 2276 Il dit cela à celui qui lui paraît 2277 Le seigneur et maître des deux autres, 2278 Et ce dernier lui répond: Il ne saurait être question 2279 Pour moi de chercher à m'héberger à cette heure-ci, 2280 Car lâche est celui qui s'attarde en sa route 2281 Ou qui ne cherche qu'à prendre ses aises 2282 Après s'être engagé dans une grande entreprise. 2283 Et celle dont je me suis chargé est d'une envergure telle 2284 Qu'il s'écoulera un bon moment avant que je ne prenne de repos. 2285 Mais l'homme revient à la charge: 2286 Ma demeure n'est point tout près d'ici; 2287 En fait, elle se trouve à une distance considérable. 2288 Vous pouvez vous y diriger, avec la certitude 2289 De ne pas avoir à accepter d'hospitalité avant l'heure normale. 2290 Il sera tard quand vous y arriverez. 2291 --Dans ce cas, répond-il, j'y vais volontiers. 2292 Alors l'homme se place à leur tête 2293 Afin de leur montrer le chemin, 2294 Et les autres le suivent sur la grand-route. 2295 Lorsqu'ils eurent fait un bon bout de chemin, 2296 Ils ont aperçu un écuyer 2297 Qui venait précipitamment à leur rencontre, 2298 Au grand galop, monté sur un roussin 2299 Bien nourri et rond comme une pomme. 2300 Et l'écuyer dit à l'homme: 2301 Sire, sire, dépêchez-vous, 2302 Car ceux de Logres ont pris les armes 2303 Afin d'attaquer les habitants de cette terre; 2304 Ils viennent de déclencher la guerre, 2305 La révolte et la mêlée; 2306 Et ils disent que dans ce pays, 2307 Un Chevalier s'est introduit-- 2308 Un Chevalier qui a combattu en maints lieux-- 2309 À qui nul ne saurait interdire 2310 De passer là où il voudrait aller, 2311 N'en déplaise à qui s'y oppose. 2312 En ce pays, tous disent 2313 Qu'il les délivrera tous, 2314 Et qu'il aura raison des nôtres. 2315 Dépêchez-vous donc, je vous le conseille! 2316 L'homme prend alors le galop, 2317 Et les autres se réjouissent, 2318 Car, eux aussi, ils l'avaient entendu; 2319 Ils voudront aider leurs amis. 2320 Et le jeune fils du vavasseur dit: 2321 Sire, écoutez ce que dit ce sergent; 2322 Allons-y, et aidons les nôtres 2323 Qui se battent contre ces gens là-bas! 2324 Et l'homme les quitte sur-le-champ 2325 Sans les attendre, mais en se dirigeant 2326 À toute allure vers une forteresse 2327 Qui s'élevait sur un tertre. 2328 Il arrive rapidement devant l'entrée, 2329 Et les autres le suivent en éperonnant leur monture. 2330 L'enceinte de la place était fortifiée 2331 D'un haut mur et d'un fossé. 2332 Aussitôt qu'ils y eurent pénétré, 2333 L'on fit tomber 2334 Juste derrière leur dos une porte 2335 Pour les empêcher de faire demi-tour. 2336 Et ils se disent: Allons toujours, allons en avant! 2337 Ce n'est pas ici que nous nous arrêterons. 2338 À la suite de l'homme, ils poussent de l'avant 2339 Et parviennent rapidement à l'issue. 2340 On ne leur en interdit point l'approche; 2341 Mais dès que l'homme l'eut franchie, 2342 On fit tomber derrière lui 2343 Une porte coulisse. 2344 Et les autres s'attristaient 2345 De se voir ainsi bloqués à l'intérieur, 2346 Car ils pensent être les victimes d'un enchantement; 2347 Mais celui de qui je dois surtout vous parler 2348 Portait à son doigt un anneau 2349 Dont la pierre possédait une vertu telle 2350 Qu'aucun enchantement ne pouvait tenir 2351 Devant elle après qu'il l'avait regardée. 2352 Il met l'anneau devant ses yeux, 2353 Regarde la pierre et dit: 2354 Dame, dame, que Dieu me vienne en aide, 2355 J'aurais à présent grand besoin de vous 2356 Si vous pouviez m'aider. 2357 La dame en question était une fée 2358 Qui lui avait donné l'anneau 2359 Et qui l'avait élevé pendant son enfance; 2360 Il avait en elle une pleine confiance 2361 Qu'elle viendrait lui porter secours et aide 2362 Où qu'il pût se trouver. 2363 Mais il voit bien par son appel 2364 Et par la pierre de l'anneau 2365 Qu'aucun enchantement n'est en train de se produire, 2366 Et il se rend à l'évidence: 2367 Ils sont bel et bien emprisonnés. 2368 Alors ils viennent jusqu'à une poterne 2369 Étroite et basse, à l'huis fermé d'une barre. 2370 D'un seul mouvement tous tirent leurs épées, 2371 Et chacun frappe si durement 2372 Qu'ils finirent par rompre la barre. 2373 Une fois qu'ils purent sortir de la tour 2374 Ils voient que la mêlée avait commencé, 2375 Impressionnante et féroce, en bas dans les prés, 2376 Et qu'il y avait bien mille chevaliers 2377 De part et d'autre, sans compter 2378 Une piétaille nombreuse. 2379 Lorsqu'ils furent descendus jusqu'aux prés, 2380 Ce fut en homme raisonnable et expérimenté 2381 Que parla le fils du vavasseur: 2382 Sire, avant de pousser jusque là-bas, 2383 Il serait sage de notre part, je pense, de désigner 2384 L'un d'entre nous pour aller s'informer 2385 De quel côté se tiennent nos amis. 2386 Je ne sais d'où ils viennent, 2387 Mais j'irai voir, si vous le voulez. 2388 --Je veux bien, dit le chef, allez-y vite 2389 Et revenez au plus tôt! 2390 Il y va vite et en revient vite, 2391 Et il dit: Cela tombe très bien pour nous, 2392 Car j'ai bien pu confirmer 2393 Que les nôtres sont de ce côté-ci. 2394 Et le Chevalier se lança tout droit 2395 Sans tarder vers la mêlée; 2396 Il rencontre s'avançant sur lui un chevalier, 2397 Et il engage la joute, en lui assénant dans l'il 2398 Un coup tellement fort qu'il l'abat mort par terre. 2399 Et le valet descend de son cheval; 2400 Il prend le destrier du chevalier vaincu 2401 Et l'armure qu'il portait, 2402 Et il s'en revêt avec une adresse parfaite. 2403 Après s'être armé, sans plus tarder, 2404 Il remonte en selle, en saisissant le bouclier et la lance 2405 Dont la hampe était grosse et raide et bien peinte; 2406 Il ceignit à son côté l'épée 2407 Au tranchant clair et luisant. 2408 Il se jeta dans le combat 2409 Sur les pas de son frère et de son seigneur. 2410 Celui-ci s'est bien tenu 2411 Dans la mêlée 2412 Où il rompt et fend et brise 2413 Écus et heaumes et hauberts. 2414 Ni bois ni fer ne peut protéger 2415 Ceux qu'il frappe; tous finissent en fort mauvais état 2416 Ou volent morts aux pieds de leurs chevaux. 2417 À lui seul, il réussissait 2418 À les abattre, 2419 Et ceux qui l'accompagnaient, 2420 Eux aussi, faisaient valoir leur prouesse. 2421 Mais les gens de Logres s'étonnent de tout cela, 2422 Car ils ne le connaissent pas; ils cherchent 2423 À se renseigner à son sujet auprès du fils du vavasseur. 2424 Ils posent tant de questions 2425 Qu'on finit par leur répondre: Seigneurs, c'est lui 2426 Qui nous libérera tous de l'exil 2427 Et de la grande infortune 2428 Où nous avons longtemps vécu; 2429 Nous devrions donc l'honorer grandement 2430 Puisque, afin de nous délivrer, 2431 Il a traversé--et traversera encore-- 2432 Tant de lieux bien périlleux; 2433 Beaucoup lui reste à faire, il a déjà fait beaucoup. 2434 Nul parmi ces gens-là n'échappe à la joie générale 2435 En entendant cette bonne nouvelle: 2436 Tous s'adonnent sans réserve à la joie. 2437 Lorsque la nouvelle s'est propagée 2438 De sorte qu'elle fut racontée à tout le monde, 2439 Tous l'entendirent et tous en prirent connaissance. 2440 De la joie qu'ils en eurent 2441 Leur force leur croît, et ils y puisent le courage 2442 Qu'il leur faut pour tuer bon nombre de leurs adversaires, 2443 Et s'ils les malmènent tant, 2444 C'est, me semble-t-il, grâce à l'exemple 2445 D'un seul Chevalier plutôt qu'à celui 2446 De ce que font tous les autres ensemble. 2447 Et s'il ne faisait pas déjà presque nuit, 2448 L'ennemi déguerpirait en déroute; 2449 Mais à cause de l'obscurité de la nuit, 2450 Les deux camps durent cesser le combat. 2451 Au moment du départ, tous les captifs, 2452 Exactement comme si chacun avait une requête urgente à faire, 2453 Se pressèrent autour du Chevalier; 2454 Ils saisirent de partout la bride de son cheval 2455 Et ils se mettent à lui dire: 2456 Soyez le bienvenu, beau sire! 2457 Et chacun dit: Sire, par ma foi, 2458 C'est chez moi que vous vous hébergerez. 2459 Sire, au nom de Dieu, 2460 N'acceptez pas de vous héberger ailleurs que chez moi. 2461 Tous répètent ce que disent certains, 2462 Car chacun veut l'héberger, 2463 Les jeunes comme les vieux, 2464 Et tous insistent: Vous serez mieux 2465 Dans mon hôtel que chez autrui. 2466 Chacun parle pour soi; 2467 Et l'un l'arrache à l'autre 2468 Parce que chacun veut l'avoir à lui seul, 2469 Au point même d'en venir presque aux mains. 2470 Il leur dit que leurs disputes 2471 Sont parfaitement vaines et folles. 2472 Laissez donc, fait-il, ces querelles-là, 2473 Ni vous ni moi n'en avons besoin maintenant. 2474 Nous chercher noise ne sert qu'à empirer les choses, 2475 Nous devrions plutôt nous aider mutuellement. 2476 Il est inutile de discuter aussi âprement 2477 Pour savoir qui m'hébergera; 2478 Votre première pensée devrait plutôt être 2479 De m'héberger en un lieu tel 2480 Que tous vous puissiez en profiter, 2481 Que je n'abandonne point mon droit chemin. 2482 Pourtant chacun d'eux répète: 2483 C'est dans mon hôtel!--Mais non, c'est chez moi! 2484 --Vous ne dites toujours pas des choses sensées, 2485 Fait le Chevalier; à mon avis, 2486 Le plus sage parmi vous agit encore en fou 2487 Quand je vous entends vous chamailler sur de pareilles vétilles. 2488 Vous devriez m'aider à avancer, 2489 Mais vous voulez me faire subir des détours. 2490 Si vous m'aviez tous, en bon ordre, 2491 L'un après l'autre fait tout ce que je voulais, 2492 Et accordé tout l'honneur et le service 2493 Qu'il est possible de rendre à un homme, 2494 Par tous les saints qu'on prie à Rome, 2495 Je ne saurais à nul parmi vous meilleur gré de votre acte, 2496 Dont j'aurais pu bénéficier, 2497 Que des bonnes intentions qu'il recèle. 2498 Que Dieu me donne joie et santé, 2499 Vos bonnes intentions me redonnent bonheur et courage 2500 Tout comme si chacun d'entre vous m'avait déjà accordé 2501 Un très grand honneur et la preuve de sa bienveillance; 2502 Que l'on célèbre votre bonne pensée autant que votre beau geste! 2503 Ainsi les subjugue-t-il tous et parvient-il à les apaiser. 2504 Ils l'emmènent sur son chemin à l'hébergement 2505 Chez un chevalier fort aisé, 2506 Et tous font de leur mieux pour le servir. 2507 Tous lui accordent des marques de leur estime et, en le servant, 2508 Ils lui firent maint témoignage de leur joie 2509 Pendant toute la soirée, jusqu'à l'heure du coucher, 2510 Car tous le portaient dans leur coeur. 2511 Le lendemain, à l'heure du départ, 2512 Chacun voulut l'accompagner, 2513 Chacun lui fait l'offre de sa personne; 2514 Mais cela ne lui plaît point, il n'éprouve aucune envie 2515 Que d'autres aillent avec lui, 2516 À la seule exception des deux 2517 Qu'il avait jusque là amenés avec lui: 2518 Il se fit accompagner de ces derniers, et de personne d'autre. 2519 Ce jour-là, depuis la matinée ils ont 2520 Chevauché jusqu'à l'heure des vêpres 2521 Sans trouver d'aventure. 2522 En chevauchant au plus vite, 2523 Ils ne sortirent que fort tard d'une forêt; 2524 Ayant franchi la lisière, ils virent une maison 2525 Qui appartenait à un chevalier, et sa femme, 2526 Qui semblait être une dame fort aimable, 2527 Assise devant la porte. 2528 Aussitôt qu'elle put les distinguer, 2529 Elle se leva pour les accueillir; 2530 Le visage riant et joyeux, 2531 Elle les salue et dit: Soyez les bienvenus! 2532 Je veux vous offrir l'hospitalité; 2533 Vous voilà logés, descendez donc de cheval! 2534 --Dame, puisque vous l'ordonnez, 2535 En vous remerciant, nous descendrons; 2536 Nous accepterons votre hospitalité cette nuit. 2537 Ils descendent de cheval et, à leur descente, 2538 La dame fait emmener leurs chevaux, 2539 Car elle avait une très belle maisnie. 2540 Elle appelle ses fils et ses filles, 2541 Et ils se présentèrent tout de suite: 2542 Des jeunes gens courtois et avenants, 2543 Et des chevaliers et de belles jeunes filles. 2544 Elle ordonne aux uns d'ôter les selles 2545 Des chevaux et de bien étriller ceux-ci. 2546 Aucun n'ose la contredire, 2547 Ils firent de bon gré ce qu'on leur demanda. 2548 Elle fait désarmer les chevaliers; 2549 Ses filles se précipitent pour le faire; 2550 Dès qu'ils sont désarmés, elles leur offrent 2551 À chacun un manteau court qu'ils doivent revêtir. 2552 Et puis, directement, elles les amènent 2553 À la maison (qui avait belle allure). 2554 Mais le seigneur ne s'y trouvait pas; 2555 Il était dans la forêt et, avec lui, 2556 Il avait deux de ses fils; 2557 Mais il ne tarda point à venir, et sa maisnie, 2558 Dont les manières ne laissaient rien à désirer, 2559 Franchit vite le seuil de la porte afin d'aller à sa rencontre. 2560 La venaison qu'il apporte, 2561 Ses enfants se dépêchent de la décharger et délier, 2562 Et ils se mettent à lui raconter et à lui dire: 2563 Sire, sire, vous ne le savez pas, 2564 Mais vous avez pour hôtes trois chevaliers. 2565 --Dieu en soit loué!, fait-il. 2566 Le chevalier et ses deux fils 2567 Expriment la grande joie que leur procurent leurs hôtes. 2568 Et la maisnie ne se contente pas de rester sans rien faire; 2569 Jusqu'au plus petit tous étaient disposés 2570 À faire ce qui s'imposait: 2571 Les uns courent hâter les préparatifs du repas, 2572 Les autres s'occupent des chandelles, 2573 Ils les allument et les enflamment; 2574 Ils prennent des serviettes et des bassins 2575 Ainsi que de l'eau afin qu'on puisse se laver les mains: 2576 Ils n'en sont point avares! 2577 On se lave les mains et on va s'asseoir; 2578 Rien dans cette maison 2579 N'était lourd à supporter ni pénible. 2580 Pendant qu'ils mangeaient le premier mets, il se produisit 2581 Une surprise: l'arrivée dans la cour d'un chevalier 2582 Plus orgueilleux qu'un taureau-- 2583 Animal connu pour son grand orgueil. 2584 Il se présenta armé de pied en cap, 2585 Assis sur son destrier. 2586 Il appuyait une jambe sur l'étrier 2587 Et il avait mis l'autre jambe 2588 (Afin de paraître élégant et pour se donner un maintien) 2589 Sur le col du destrier à la belle crinière. 2590 C'est bien ainsi qu'il se présenta. 2591 Mais personne ne fit le moindre cas de lui 2592 Avant qu'il ne vînt devant la table et ne dît aux gens: 2593 Lequel de vous est-ce--je veux le savoir-- 2594 Qui étale tant de folie et d'orgueil 2595 Et de manque de bon sens 2596 En venant en ce pays et en rêvant 2597 De passer au Pont de l'Épée? 2598 En vain il s'est donné cette peine, 2599 En vain il a perdu ses pas. 2600 Et celui qui, visé par ces sarcasmes, n'en perdit 2601 Pour autant son calme, lui répond dignement: 2602 Je suis celui qui veut passer le Pont. 2603 --Toi? toi? Comment osas-tu le penser? 2604 Tu aurais mieux fait de réfléchir, 2605 Avant d'entreprendre de faire pareille chose, 2606 Aux conséquences et aux résultats 2607 Qu'elle risquerait d'entraîner pour toi, 2608 Et tu aurais dû te souvenir 2609 De la charrette où tu montas un jour. 2610 Je ne sais pas vraiment si tu as honte 2611 D'y avoir été promené, 2612 Mais, c'est chose certaine, aucun homme vraiment sensé 2613 N'aurait entrepris de réaliser un exploit aussi grand 2614 Si l'on avait eu à lui reprocher un acte à ce point blâmable. 2615 Celui qui entendit dire ces choses 2616 Ne daigne y répondre par un seul mot; 2617 Mais le seigneur de la maison 2618 Et tous les autres avaient bien raison 2619 De s'étonner au plus haut degré. 2620 Ah! Dieu, quelle grande mésaventure! 2621 Se dit chacun à soi-même, 2622 Que l'heure où l'on pensa à une charrette 2623 Et à la faire soit maudite, 2624 Car c'est une vile et méprisable chose. 2625 Ah! Dieu, de quoi fut-il donc accusé? 2626 Et pourquoi fut-il mené sur une charrette? 2627 Pour quel péché? Pour quel crime? 2628 Cela lui sera à tout jamais reproché. 2629 Si seulement il était libre de cet opprobre, 2630 Aussi loin que s'étend la surface du monde 2631 On ne trouverait un seul chevalier, 2632 Pour preux qu'il fût, 2633 Dont la valeur ressemblât à la sienne, 2634 Et quiconque rassemblerait tous les chevaliers ensemble 2635 N'en verrait aucun qui fût aussi beau ni aussi noble que lui, 2636 Pourvu qu'on dise la vérité. 2637 D'un avis commun tous répètent la même chose. 2638 Et l'autre, fort orgueilleusement, 2639 Recommença à parler, 2640 Et il dit: Chevalier, écoute-moi bien, 2641 Toi qui te diriges vers le Pont de l'Épée: 2642 Si tu le veux, tu passeras l'eau 2643 Très facilement et sans difficulté. 2644 Je te ferai traverser l'eau rapidement 2645 Dans une barque. 2646 Mais si je veux exiger de toi un péage, 2647 Quand de l'autre bord je te tiendrai, 2648 Je te prendrai la tête, si je le veux, 2649 Ou si je ne te la prends pas, tu resteras quand même à ma merci. 2650 Et lui répond qu'il ne cherche 2651 Nullement son propre malheur: 2652 Sa tête ne sera jamais l'enjeu d'une aventure 2653 Aussi risquée, même si un malheur devait se produire. 2654 Et l'autre lui réplique à son tour: 2655 Puisque tu refuses ce que je te propose, 2656 Il faudra, afin que soit déterminé qui, de toi ou de moi, aura 2657 La honte et le deuil de ta décision, que tu viennes dehors 2658 Pour te mesurer contre moi dans un combat singulier. 2659 Et lui, entrant dans son jeu, dit: 2660 Si je pouvais refuser ce défi, 2661 Je m'en passerais bien volontiers; 2662 Mais en vérité je préférerais me battre 2663 Plutôt que me voir obligé peut-être à faire pire encore. 2664 Avant de se lever 2665 De la table où il se trouvait assis, 2666 Il dit aux valets qui le servaient 2667 De seller au plus vite son cheval, 2668 Et d'aller chercher ses armes 2669 Afin de les lui porter. 2670 Ils s'exécutent avec tant de zèle qu'ils en perdent le souffle 2671 À la tâche; les uns s'efforcent de lui mettre son armure, 2672 Les autres amènent son cheval; 2673 Et sachez-le bien: il ne paraissait vraiment pas, 2674 Lorsqu'on le voyait avancer au pas, 2675 Armé de toutes ses armes, 2676 Et qu'il tint par les sangles le bouclier, 2677 Et fut monté sur son destrier, 2678 Que l'on aurait tort 2679 En le comptant parmi les beaux et parmi les bons. 2680 Il semble au contraire qu'ils étaient bien à lui, 2681 Le cheval, tant il lui convenait, 2682 Et le bouclier qu'il tenait 2683 Bien serré contre son bras par les sangles; 2684 Et il avait le heaume lacé et 2685 Si parfaitement rajusté à sa tête 2686 Qu'il ne vous viendrait jamais à l'esprit de songer 2687 Qu'il aurait pu être emprunté à autrui; 2688 Vous diriez plutôt, tant il vous aurait plu, 2689 Qu'il semblait y avoir poussé tout naturellement; 2690 Je vous prie de bien vouloir croire ce que j'affirme là. 2691 À l'extérieur, dans une lande, 2692 Se trouve celui qui demande la joute: 2693 C'est là que le combat aura lieu. 2694 Dès que les deux adversaires se voient l'un et l'autre, 2695 Ils foncent l'un sur l'autre à bride abattue, 2696 Si bien que leur rencontre est rapide et rude, 2697 Et ils échangent de tels coups de lance 2698 Que celles-ci ploient en arceau 2699 Et, toutes deux, elles volent en éclats; 2700 Avec leurs épées, ils abîment boucliers, 2701 Heaumes et hauberts; 2702 Ils tranchent dans les bois, ils brisent les fers, 2703 Et par des brèches ainsi ouvertes ils s'infligent des blessures; 2704 Les coups qu'ils échangent dans leur colère 2705 Semblent être les paiements rendus selon les termes d'un contrat; 2706 Mais très souvent leurs épées 2707 Atteignent en se glissant la croupe des chevaux: 2708 Elles s'abreuvent à volonté de sang 2709 En frappant ces derniers jusque dans leurs flancs, 2710 Au point que les deux bêtes, abattues, en tombent mortes. 2711 Après leur chute à terre, 2712 C'est à pied qu'ils se ruent l'un contre l'autre; 2713 Et ils se haïraient à mort 2714 Qu'en vérité les coups d'épée qu'ils se donnent 2715 Ne seraient pas plus cruels. 2716 Ils se frappent avec plus de vivacité que celle 2717 Dont fait preuve le frénétique qui jette ses deniers 2718 En ne cessant jamais de jouer, 2719 Dans l'espoir vain de doubler sa mise aussi souvent qu'il perd; 2720 Mais leur jeu à eux était bien différent, 2721 Puisqu'ils n'avaient pas le luxe de perdre un seul coup; 2722 Il n'y avait que des coups qui portaient et une lutte 2723 Très farouche--dangereuse et bien cruelle. 2724 Ceux de la maison étaient tous sortis: 2725 Seigneur, dame, filles et fils, 2726 De sorte que personne ne resta, ni celle-ci ni celui-là, 2727 Qu'il appartînt ou pas à la maisnie, 2728 Ils s'étaient au contraire tous rangés 2729 Afin de regarder le combat 2730 Au milieu de cette vaste lande. 2731 Le Chevalier de la Charrette 2732 S'accuse de lâcheté et de couardise 2733 Quand il voit que son hôte le regarde; 2734 Et il se rend bien compte que les autres, 2735 Tous ensemble, ne le quittent pas des yeux. 2736 De colère son corps tout entier se met à trembler, 2737 Car il aurait dû, pense-t-il, 2738 Depuis longtemps déjà avoir vaincu 2739 Celui qui se bat contre lui. 2740 Alors il se met à frapper l'adversaire de telle sorte 2741 Que ses coups d'épée pleuvent autour de sa tête, 2742 Et il fond sur lui comme une tempête 2743 En le serrant de si près et en lui disputant si âprement le champ 2744 Qu'il lui enlève du terrain; 2745 Il le contraint à céder tant de terrain et il le malmène tellement 2746 Qu'il est sur le point de perdre son souffle, 2747 Et il ne lui reste plus guère de force pour se défendre. 2748 C'est alors que le Chevalier se rappelle 2749 Que l'autre avait agi fort vilainement 2750 En lui reprochant la charrette. 2751 Il le contourne et le harcèle de telle sorte 2752 Qu'il ne lui laisse intacts 2753 Ni lacets ni sangles autour du col de son haubert; 2754 Et il lui fait voler de la tête 2755 Son heaume et fait tomber par terre sa ventaille. 2756 Il le fait tellement souffrir et le torture tant 2757 Qu'il ne lui reste qu'à demander merci, 2758 Tout comme l'alouette qui ne peut pas 2759 Résister aux assauts de l'émerillon, 2760 Ni trouver nulle part un refuge sûr, 2761 Parce que celui-ci ne cesse de la doubler et de la dominer; 2762 Aussi, tout couvert de honte, 2763 Va-t-il supplier et implorer 2764 Merci, car il ne saurait trouver mieux à faire. 2765 Lorsque l'autre entend qu'il implore 2766 Sa grâce, il cesse de l'atteindre et de le frapper, 2767 Et il dit: Veux-tu que je t'épargne? 2768 --Vous avez parlé en homme fort sage, 2769 Fait-il, un fou ne s'exprimerait pas autrement; 2770 Jamais je ne voulus rien autant 2771 Qu'obtenir ma grâce en ce moment. 2772 Et il dit: Il te faudra 2773 Monter sur une charrette. 2774 Il ne te serait d'aucun secours du tout 2775 De me raconter quoi que ce soit, 2776 Si tu refusais de monter sur la charrette, 2777 Parce que ta bouche fit preuve de grande folie 2778 En me reprochant insolemment d'y être monté. 2779 Et le chevalier lui répond: 2780 Qu'à Dieu ne plaise que j'y monte! 2781 --Non?, fait l'autre, alors tu vas mourir ici même. 2782 --Sire, vous pourriez bien me tuer, 2783 Mais, pour Dieu, je vous supplie et vous demande 2784 Grâce, à condition que je n'aie point 2785 À monter sur la charrette. 2786 J'accepte d'avance toute sentence, 2787 Hormis celle-là, pour dure et pénible qu'elle soit. 2788 J'aimerais mieux mourir cent fois 2789 Plutôt que subir pareil malheur. 2790 Il n'y a rien d'autre que vous puissiez exiger de moi 2791 Qui soit d'une nature telle que je refuserais de le faire 2792 Si je pouvais ainsi obtenir votre pardon et votre grâce. 2793 Pendant qu'il implore sa merci, 2794 Voilà qu'en plein milieu de la lande 2795 Une demoiselle arrive à l'amble 2796 Montée sur une mule fauve, 2797 Toute ébouriffée, ses vêtements et ses cheveux en désordre; 2798 Et elle tenait un fouet à la main 2799 Dont elle cinglait sans pitié sa mule, 2800 Si bien qu'en vérité nul cheval 2801 Ne galoperait aussi vite 2802 Que cette mule-là courait à l'amble. 2803 Au Chevalier de la Charrette 2804 La demoiselle dit: Que Dieu remplisse, 2805 Chevalier, ton coeur de la parfaite joie 2806 Et jouissance de la chose qui fait tes plus grandes délices! 2807 Celui qui l'avait écoutée avec plaisir 2808 Lui répond: Que Dieu vous bénisse, 2809 Demoiselle, et vous donne joie et santé! 2810 Alors celle-là lui dit ce qu'elle a sur le coeur: 2811 Chevalier, fait-elle, je suis venue 2812 De loin et par besoin jusqu'ici 2813 Auprès de toi, pour demander un don 2814 En échange duquel le prix et la récompense que j'offrirai 2815 Seront aussi grands qu'il m'est possible de faire; 2816 Et tu auras un jour besoin 2817 De mon secours, je pense. 2818 Et il lui répond: Dites-moi 2819 Ce que vous voulez, et si je peux vous l'accorder, 2820 Vous l'aurez sans délai, 2821 Pourvu que ce ne soit rien de trop pénible. 2822 Et elle dit: Il s'agit de la tête 2823 De ce chevalier que tu as vaincu; 2824 À dire vrai, tu ne trouvas jamais 2825 Un être aussi traître et déloyal que lui. 2826 Tu ne commettras aucun péché ni ne feras de mal 2827 En m'accordant ce don, tu feras au contraire un acte de charité, 2828 Car c'est l'individu le plus déloyal 2829 Qui fût jamais ou qu'on puisse un jour rencontrer. 2830 Et lorsque le vaincu 2831 Entendit qu'elle veut que l'autre le tue, 2832 Il lui dit: Ne la croyez pas, 2833 Car elle me déteste; mais je vous en prie, 2834 Ayez pitié de moi, 2835 Au nom de ce Dieu qui est fils et père 2836 Et qui fit sa mère de celle 2837 Qui était sa fille et sa servante! 2838 --Ah! Chevalier, fait la demoiselle, 2839 Ne crois pas ce traître. 2840 Que Dieu t'accorde joie et honneur 2841 Tant que tu pourrais le désirer, 2842 Et qu'Il t'octroie de réussir entièrement 2843 La mission que tu t'es choisie! 2844 Alors le Chevalier, pris par des doutes, 2845 Demeure là, immobilisé, en train de réfléchir: 2846 Va-t-il enfin faire cadeau de la tête 2847 À celle qui le somme de la couper, 2848 Ou va-t-il faire preuve de charité envers l'autre 2849 De sorte qu'il prendra pitié de lui? 2850 Il veut faire à l'un et à l'autre 2851 Ce qu'ils lui demandent: 2852 Largesse et Pitié le commandent 2853 De les traiter bien tous les deux, 2854 Et lui-même était généreux et compatissant. 2855 Mais si la demoiselle emportait la tête, 2856 C'est Pitié qui serait vaincue et détruite; 2857 Et si elle ne l'emporte point, 2858 Ce sera la défaite de Largesse. 2859 Voilà la prison, la détresse 2860 Où Pitié et Largesse l'ont enfermé, 2861 Angoissé et tourmenté. 2862 La demoiselle veut qu'il lui donne 2863 La tête qu'elle lui réclame; 2864 En revanche l'autre en appelle pour qu'il lui fasse grâce, 2865 À son sens de la pitié et à la noblesse de son coeur. 2866 Et puisqu'il lui avait bel et bien requis 2867 Merci, pourquoi ne l'aurait-il donc pas? 2868 Certes, il ne lui arriva jamais 2869 Qu'à aucun adversaire, pour ennemi qu'il fût, 2870 Dès qu'il eut triomphé de lui 2871 Et qu'il eut à lui crier merci, 2872 Il ne lui était jamais encore arrivé 2873 De lui refuser sa merci une première fois, 2874 Mais pas plus qu'une seule fois. 2875 Ainsi ne la refusera-t-il pas 2876 À cet homme-ci qui ne cesse de l'implorer et de le prier, 2877 Puisque telle est sa coutume. 2878 Et celle qui veut la tête, 2879 L'aura-t-elle? Oui, s'il peut la lui donner. 2880 Chevalier, fait-il, il te faut 2881 Derechef combattre contre moi, 2882 Et je t'accorderai la grâce exceptionnelle, 2883 Si tu acceptes de défendre ta tête, 2884 De te laisser reprendre 2885 Une deuxième fois ton heaume, et t'armer 2886 Tout à loisir la tête et le corps 2887 Le mieux que tu pourras. 2888 Mais sache-le bien: tu mourras 2889 Si à nouveau je te vaincs. 2890 Et l'autre répond: Je ne cherche pas mieux, 2891 Ni ne te demande d'autre grâce. 2892 --Et je t'accorde aussi ceci comme avantage considérable, 2893 Fait-il, à savoir qu'en me combattant 2894 Contre toi, je ne bougerai point 2895 De l'endroit où je suis à présent. 2896 L'autre se prépare et, tous deux, ils s'affrontent 2897 Dans le combat comme des furieux; 2898 Mais la nouvelle victoire 2899 Du Chevalier fut plus rapide et facile 2900 Que celle qu'il avait remportée auparavant. 2901 Et à l'instant la demoiselle 2902 Crie: Ne l'épargne pas, 2903 Chevalier, quoi qu'il te dise, 2904 Car il ne t'aurait certainement pas épargné 2905 S'il avait eu l'occasion de te vaincre. 2906 Sache-le bien: si tu acceptes de le croire, 2907 Il te trompera une fois de plus. 2908 Tranche la tête à l'homme le plus déloyal 2909 De l'empire et du royaume, 2910 Noble Chevalier, et donne-la-moi. 2911 Tu feras bien de me la donner, 2912 D'autant plus que je saurai bien te récompenser, 2913 Je crois, un jour de l'avoir fait; 2914 S'il le peut, il te trompera 2915 De nouveau avec ses discours. 2916 Celui qui voit que sa mort s'approche 2917 Lui crie merci haut et fort; 2918 Mais ses cris ne valent rien, 2919 Ni nul mot qu'il sache lui dire; 2920 L'autre le tire vers lui par le heaume 2921 Et lui en coupe tous les lacets: 2922 Sa ventaille et sa coiffe argentée, 2923 Il les lui fait sauter de sa tête. 2924 De plus en plus désespéré, il l'implore: 2925 Grâce, pour l'amour de Dieu! Grâce, brave chevalier! 2926 Celui-ci répond: Par le salut de mon âme, 2927 Jamais plus je n'aurai pitié de toi, 2928 Puisqu'une fois déjà je t'ai accordé un répit. 2929 --Ah! fait-il, vous feriez un péché 2930 Si vous ajoutiez foi à ce que dit mon ennemie 2931 Et me faisiez mourir de cette manière-là. 2932 Et celle qui désire sa mort 2933 L'exhorte de son côté 2934 Qu'il fasse vite pour lui trancher la tête 2935 Et qu'il cesse de croire ce qu'il lui dit. 2936 Il frappe, et la tête s'envole 2937 Au milieu de la lande et le corps s'effondre; 2938 Tout cela plaît fort à la demoiselle. 2939 Le Chevalier ramasse la tête 2940 Par les cheveux et la tend 2941 À celle qui ne cache pas sa grande joie 2942 Et qui dit: Que ton coeur connaisse la joie 2943 De posséder la chose qu'il voudrait le plus, 2944 Tout comme, à présent, le mien par rapport 2945 À la chose que je voulais le plus. 2946 Je ne souffrais de rien 2947 Sauf du fait qu'il vivait toujours si longtemps. 2948 Une récompense de ma part t'attend, 2949 Et elle te sera donnée en un temps très opportun pour toi. 2950 Tu profiteras grandement de ce service 2951 Que tu m'as rendu, je m'en porte garante. 2952 Je m'en irai maintenant, et je te recommande 2953 À Dieu: qu'Il te protège de tout péril. 2954 La demoiselle le quitte alors, 2955 Et ils se sont recommandés l'un et l'autre à Dieu. 2956 Mais tous ceux qui, au milieu de la lande, 2957 Ont vu le combat, 2958 Sentent monter en eux une très grande joie; 2959 Ils se dépêchent de désarmer 2960 Le Chevalier le plus joyeusement du monde 2961 Et ils lui font tous les honneurs dont ils sont capables. 2962 Ils se relavent les mains, 2963 Car ils voulaient se remettre à table; 2964 À présent ils sont bien plus gais que de coutume, 2965 Et ils mangent avec une grande allégresse. 2966 Lorsqu'ils eurent fini de manger avec toute la lenteur requise, 2967 Le vavasseur dit à son hôte 2968 Qui était assis à ses côtés: 2969 Sire, voilà longtemps que nous v


15/04/2007
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