Extrait du Commentaire de la Création par Isaac Abravanel.

Isaac Abravanel (1437-1508)

 

EXTRAIT DU COMMENTAIRE DE LA CREATION - Vers 1506.

l. GENÈSE 1:1

   « Au commencement, D. créa le ciel et la terre. Et la terre était tohou et bohou, les ténèbres couvraient la surface de l'abîme. Et le souffle de D. planait à la surface des eaux. D. dit : Que la lumière soit. Et la lumière fut. D. vit que la lumière était bonne et II fit une séparation entre la lumière et les ténèbres. D. appela la lumière jour et les ténèbres nuit. Il fût soir et il filt matin. Jour un. » J'ai considéré que ces versets appelaient certaines questions.

QUESTIONS

   Question l. Cette question porte sur le premier verset « au commencement, D. créa le ciel et la terre ». En effet, si l'intention du texte est de nous apprendre le déroulement de la création du point de vue chronologique, comment peut-il commencer par le ciel et la terre qui sont des termes collectifs qui englobent tous les existants matériels supérieurs ou inférieurs ? Si tout a été créé en premier, que restait-il i créer ensuite ?
   Pour éviter l'objection, les commentateurs expliquent que l'intention du texte n'est pas de décrire l'ordre chronologique de la création, mais que l'expression « au commencement » est attachée au mot qui la suit, et qu'il faut en réalité comprendre ainsi les premiers versets : Au commencement de la création par D. du ciel et de la terre) la terre était tohou et bohou.

      

C'est ainsi que Rachi et le Rav Avraham lbn Ezrah établissent ce verset, suivis en cela par le Ralbag qui se distingue cependant en formant une seule et même phrase à partir des trois premiers versets. Selon lui, le verset doit être lu ainsi : « Au commencement de la création par D. du ciel et de la terre, alors que la terre était tohou et bohou, D. dit : Que la lumière soit! » Cette explication ne me semble pas juste du tout, car elle suppose

que le texte ne prend pas acte d'emblée de la création du ciel et de la terre, alors que c'est le fondement de l'idée de création ex nihilo et de la croyance quelle implique. Et si l'on me répond qu'en substance rien n'a été perdu puisque la création du ciel est évoquée dans les versets relatifs au deuxième jour, que dirat-on de la terre dont la création n'est plus du tout évoquée ensuite? De plus, il est difficile de décrire l'état de la terre - qui était « tohou et bohou » - avant de déclarer qu'elle a été créée) et de mentionner la terre, l'eau, le vent et l'obscurité avant de parler de la création du ciel qui les a tous précédés.
   Rav Avraham lbn Ezrah, pour sa part explique que le ciel et la terre dont parle le premier verset s'appliquent au firmament qui constitue l'œuvre du deuxième jour. Autrement dit, les deux termes « ciel » et « terre » évoquent respectivement l'air et la matière sèche [la terre] tels que nous les connais-

sons. Il ressort de cette opinion qu'il n'y aurait aucune mention dans la Torah de la création des créatures supérieures mais seulement des éléments et de leurs composés. Nous n'aurions ainsi aucun témoignage dans la Torah de la création du monde dans sa totalité mais uniquement de la création du monde inférieur. Ce qui est parfaitement incongru car c'est là l'opinion des astronomes partisans de la théorie des cycles

    l - « Car ils ont dit [Empédocle, les astronomes et Anaxagore] que les anges et les intellects séparés de la matière ainsi que les agents célestes ont tous été antérieurs et sans commencement, alors que ce qui se trouve dans la sphère et ce qui est composé à partir d'elle, à savoir le monde inférieur, a été créé. [...] Car ils expliquent le terme beréchit comme s'appliquant à l'agent céleste qui, par son mouvement, constitue les prémisses du monde et sa cause, et le terme élohim comme s'appliquant aux anges. Or les paroles d'ibn Ezrah semblent pencher du côté de cette opinion' » (MiphalotÉloklhim, maumar 2)

permanents, qui croient que les corps célestes et leurs mouvements sont éternels, et que seul ce qui est à l'intérieur de la sphère et qui est sujet a génération et à corruption a été créé à une époque déterminée en fonction de la disposition des planètes. Il semble d'ailleurs que ce sage ait fait sienne cette opinion, et puisqu'il n'accepte pas les prémisses de notre lorah en ce qui concerne la croyance dans une création ex nihilo absolue, nous n'avons aucune raison de discuter avec lui sa façon de commenter ce verset, puisqu'il n'y a pas de dialogue avec quelqu'un qui dément l'un de nos principes essentiels.
  Le Ramban a reçu une tradition orale selon laquelle l'Écriture expose à cet endroit le fondement de la création et il écrit que le Saint béni soit-ll a créé ex nihilo, le seul premier jour) deux éléments matériels ne comportant par nature aucune forme en puissance, à l'instar de la hyU i première dont parlent les philosophes, et qu'à partir de ces deux éléments ont été formées respectivement toutes les créatures supérieures et inférieures. Le verset parle donc de ces deux matières potentielles, « au commencement, D. créa le ciel et la terre », et ce sont elles qui furent créées en premier. Rabbénou Nissim se rallie à cette opinion, ainsi que des auteurs plus récents. Les non-juifs dans leurs anciens commentaires les avaient déjà précédés dans ce sens. Et c'est l'avis de Rabbi Avraham bar Rabbi 'Hiyah dans la deuxième partie de son livre Meguilat Hamegalé qu'il a consacrée à ce sujet,

comme nous le dirons plus loin. Toutefois, un examen strict et sérieux de cette thèse nous conduit nécessairement à en douter quelque peu. Tout d'abord, demandons-nous comment le verset peut dire que D. a créé le ciel et la terre puisqu'Il ne créa en réalité à partir d'eux que la hylé et que celle-ci est une réalité dont la matière n'est que la partie la plus inférieure. Comment désigner cet élément pur avec les

    2. La hylé serait une sorte de matière sans forme qui aurait toujours existé et dont tout serait issu. C'est donc un substrat qui est et qui n'est pas, puisqu'il est seulement une matière en puissance, n'ayant pas reçu de forme

noms d'existants achevés et composés de matière et de forme aue sont le ciel et la terre ? D'autant plus que les articles définis « la » [terre] et « le » [ciel] concernent nécessairement des notions connues et visibles et pas une matière potentielle invisible et inachevée qui ne saurait exister dans sa potentialité ne fût-ce qu'un instant. Deuxièmement, comment est-il possible

que soient créées deux matières potentielles dépourvues de forme qui soient distinctes l'une de l'autre ? Car la distinction est due à l'agent et a la forme, et ce qui est informel dans la hylé n'est pas sujet a la différence. Comme l'a dit le philosophe [Aristote] : « Ce qui est en puissance ne peut se distinguer ni se reconnaître de ce qui est en puissance. » Troisièmement, si l'on dit que les formes ont été produites à partir du néant, pourquoi la lorah ne parle-t-elle pas de leur création comme elle décrit la création de leurs matières ? Répondre que les formes existaient déji en puissance dans les matières des formes matérielles en question, comme le pense lbn Rochd, est impossible, puisque c'est faux. Car si - s'agissant de la forme humaine en particulier - tout le monde reconnaît, lui compris, qu'elle n'est pas issue de la puissance de la hylé, il en va a fortiori de même des sphères célestes, dont les formes — qu'elles soient des âmes ou des intellects séparés - ne sauraient être en puissance dans la matière, ni provenir de sa nécessité intrinsèque. Quatrièmement, nous savons que nos sages ont reçu par tradition que tout ce qui a été créé pendant les six jours de la création est apparu immédiatement à l'état fini, jusqu'aux détails des couleurs ou des caractères. Selon cette tradition, il est impossible que ces matières aient été créées à l'état potentiel, informes et inachevées, puisqu'elles apparurent, au contraire, dotées de leurs couleurs et de leurs formes. Il y a donc lieu de s'étonner de la démarche de ces commentateurs éminents et de se demander ce qui a pu les pousser à supposer la création première d'éléments matériels potentiels dénués de forme, à partir desquels seraient apparues ensuite les choses formées et achevées.

 

Source : Commentaire de la Création d'Isaac Abravanel, Ed. Verdier, 1999. Traduit de l'Hébreu par Yéhouda Schiffers.

 

Timbre commémoratif avec Isaac Abravanel



26/11/2007
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