La Saint Jean d'Hiver
LA SAINT JEAN D’HIVER
Nous nous réunissons aujourd'hui pour célébrer la Saint-Jean d'hiver. Nous ne sommes pas loin de ce jour où l'hémisphère nord étant le plus incliné par rapport au soleil, celui-ci nous apparaît à son plus bas niveau au zénith, et se lève le plus au sud. Point d'équilibre avant que sa course ne s'élève de jour en jour, et ne se commence toujours plus au nord. Solstice, de sol, soleil, et stare, s'arrêter, représente ce point d'équilibre où, avant de reprendre sa course en sens inverse, le soleil semble s'arrêter un moment sur son point ultime. Il se trouve que la lune même disparaît ce soir. Nous sommes dans la nuit. Arrêtons-nous aussi, et méditons.
Deux solstices, deux Saint-Jean. Que les figures des deux Jean renvoient au symbolisme du soleil nous autorise à lier cet arrêt du soleil à la fête qui n'aura officiellement lieu que dans une semaine. Selon les étymologies, on peut rapprocher le nom de Jean de Io – Oannès, Io désignant un oiseau, Oannès le dieu chaldéen de la transmission de la lumière ; ou de l'alliance des mots Jehoh et Annan, « celui que Jeho favorise », Jeho désignant le soleil. Les légendes ne font qu'accentuer la figure solaire de l'Evangéliste ou son rapport avec le feu, telle celle qui rapporte qu'il subit sans en être affecté l'épreuve du bain dans une eau bouillante. Jean le Baptiste est revêtu d'une peau de bélier, ou de chameau – Ghimel. Le Bélier est le premier signe du zodiaque, le gamma, équivalent et figuration graphique du Ghimel, première note de la « gamme » - ce qui nous renvoie au symbolisme de l'Initiation. Donnez-moi la première lettre. Cette première lettre, ce peut être le gamma, si je pense musique, musique, c'est-à-dire éveil pour qui n'en est pas encore à articuler, mais qui s'ouvre synthétiquement à la beauté de ce qu'il aura plus tard à articuler. Les deux Saint Jean symbolisent logiquement cette dimension de l'initiation, cette donation de la lumière qui est, au moins aux trois premiers degrés, le coeur de vie des Loges dites de Saint-Jean. Le Bélier, ce n'est pas le pasteur, mais celui qui mène là où le Pasteur veut emporter. Mais là aussi les symboles nous donnent le vertige, car ce Pasteur est agneau, et cette vraie lumière à la fois nous guide et périra faute de nos soins.
En été l'explosion de la vie pousse le vivant à célébrer. La force est partout, la lumière triomphe très bien sans l'homme. Alors qu'ici tout est faiblesse, ce qui est la vérité de l'esprit, cet enfant nu qu'il faut porter de jour en jour comme Saint Christophe le portera de rive en rive, cet enfant qu'il faut nourrir, faute de quoi il meurt, et devant qui pourtant toutes les puissances viennent s'incliner, mais non pas toutes, car souvent les puissances cherchent à le mettre à mort, précisément parce qu'elles savent qu'il mérite seul qu'on s'incline devant lui. Seul l'homme fête ici, parce qu'il sait, prévoit et mesure. Ce jour le plus court, cette nuit la plus longue n'est promesse et renaissance qu'aux yeux de l'homme, qui pense et ne se contente pas de sentir. Noël, c'est le printemps de l'esprit.
Même la Saint-Jean d'été nous rappelle que dans ce triomphe apparent de la lumière il n'y a qu'annonce, et que la vraie lumière est encore à venir. Nous serons dans les jours les plus longs, mais c'est la nuit que les feux de la Saint-Jean prendront leur essor, comme pour dire que cette clarté qui vient de s'éteindre doit s'effacer devant une autre. Retrouver la promesse quand il semble qu'il n'y a plus rien à promettre, c'est le même message, soit parce que tout semble nous combler, soit parce que tout semble nous manquer. C'est bien encore dans les ténèbres que jaillit cette autre lumière, celle du feu purificateur, de la roue enflammée qui va prendre son essor pour aller parfois s'abîmer dans la rivière. Baptême par le feu, baptême par l'eau. Non, encore une fois, l'homme ne coïncide pas simplement, naïvement avec un mouvement de nature, il le redouble en affirmant autre chose que la nature, ou une autre dimension de la nature.
Il ne s'agit donc pas de culte solaire, mais bien évidemment de symbolique solaire, qui est un symbolisme de l'être et de la connaissance. La Genèse, que rappelle le Prologue de Saint Jean, distinguait la création de la lumière de la création du soleil. Feu et soleil font signe vers cette source de tout être et de toute intelligibilité, qui fait être, rend connaissable, et rend capable de connaître. La roue enflammée des nuits de la Saint-Jean n'affirme pas le feu humain comme supérieur au feu physique, mais un feu cosmique, purificateur, par lequel toute lumière est lumière. Le symbolisme de la lumière est à la fois un symbolisme de l'être et de la connaissance, mais aussi de l'être comme objet de connaissance possible, c'est-à-dire chaos ordonné, offert à la pensée qui veut le saisir.
Feu et soleil ne sont d'ailleurs pas les seuls éléments à se trouver rattachés symboliquement à nos deus figures johanniques. Le Baptiste baptise avec l'eau, et annonce celui qui baptisera avec le feu. Mais l'oiseau de l'Evangéliste est l'Aigle, celui qui s'approchera au plus près du soleil, mais à condition de venir se replonger dans l'eau pour ne pas en être dévoré. Figure solaire, mais non seulement. Figure de lien, de va-et-vient, d'union mystérieuse de l'eau et du feu. Jean, dans la Légende Dorée, est plongé sans souffrir dans l'eau bouillante. Jean est aussi le seul dont l'Evangile rapporte l'épisode de la Samaritaine, ouvrant cette méditation sur l'eau vive qui est la vraie lumière, et son rapport avec l'eau du puits qui remonte des ténèbres. Et de la même façon, en évoquant le Logos dans son Prologue, Jean n'oppose pas clairement deux ordres de réalité distincts, mais énonce une dialectique paradoxale qui veut que le Logos, distinct de Dieu, soit pourtant dieu dans la mesure où il se tourne vers Dieu. Ce Logos est l'esprit, et entre autres l'esprit de l'homme, qui est ténèbres s'il n'est pas converti, en qui la parole se perd s'il ne se tourne pas vers dieu – Jerusalem, convertere ad dominum deum tuum, martelait Jérémie aux temps de l'exil. Mais qu'est-ce que se faire dieu, comment s'opère cette conversion du Logos ?
Pour nous guider, que d'énigmes ! Jamais comme dans Saint Jean les oppositions entre les ténèbres et la lumière, l'eau et le feu ne se trouvent aussi étrangement présentées. C'est comme si les rapports d'opposition ou de hiérarchie, que nous serions tentés d'y introduire comme des clartés, se trouvaient soudainement brouillés.
Jean l'Annonciateur annonçait en plein jour, non la venue, mais la présence de la vraie lumière. Il l'annonçait, précisément, en pleine lumière, et nul ne voyait. La vraie lumière était, et au grand jour, mais son temps n'était pas venu. Ce grand jour, cette lumière est ténèbres, parce qu'elle empêche de comprendre ce que c'est que resplendir. Ce grand jour n'est que ténèbres, mais de ces ténèbres qui sont ressenties comme lumières, et dans lesquelles la parole vivifiante se perd. C'est en pleine illusion de voir que l'homme échoue à recevoir la lumière. On peut comprendre que les fausses clartés ne soient que ténèbres. Haro toujours sur les ténèbres, et d'autant plus qu'elles se croient lumières. Mais c'est dans les ténèbres de la Passion, quand le ciel s'obscurcira, que la lumière touchera enfin le coeur des hommes. Pour passer des fausses clartés à la vraie lumière, il faut que l'évidence de l'obscurité s'impose. Ici les ténèbres apparaissent, si j'ose dire, sous un autre jour, comme ce lieu où il faut traquer la lumière.
Le cabinet de réflexion n'est pas loin. Est-ce un hasard alors si nous fêtons Saint-Jean en ce jour où tout fait ténèbre ? Pendant trois jours la course du soleil va sembler arrêtée. Dans le récit de la Passion les trois jours où le Temple est reconstruit sont ceux du deuil et des ténèbres, où l'on croit que la Mort a triomphé. La résurrection proprement dite n'est que le terme de ce travail mystérieux et invisible qui s'est accompli dans les ténèbres. Les ténèbres ne sont pas seulement un moment, elles sont le lieu même où rayonne la vraie lumière. Cette révélation sera toujours à refaire, puisque même cette lumière-là n'a pas suffi à faire comprendre. Jean ne cesse de le dire : la vraie lumière ne se manifestera qu'à son heure, et cette heure est l'heure des ténèbres épandues sur le monde. Jean s'amuse à faire parler ceux qui croient avoir compris, et à remarquer qu'ils ne savent pas ce que c'est que comprendre. Nous croyons savoir ce que c'est que savoir. Nous croyons savoir ce que c'est que recevoir la lumière. Mais c'est que nous ignorons la vraie lumière, et que la clarté qui nous attend n'est pas du même ordre. Mais de quel ordre ?
Quand, à notre tour, reconstruisons-nous le Temple ? Que sont pour nous ces trois jours où nous sommes invités à le reconstruire, sinon le moment des ténèbres ? La planche n'est pas pierre. La pierre que je polis et que j'apporterai, est-ce ce que je réalise pour finir, comme un produit fini, ou est-ce moi-même, qui me suis à mon insu travaillé en me laissant gagner par le sentiment de l'impossibilité de comprendre, de saisir, de construire le sens, par cette obscurité qui est la lumière du symbole, et qu'aucun « éclairage » ne pourra jamais réduire ? Le travail symbolique n'aurait-il pas pour fonction de nous reconduire sans fin à ces ténèbres, creuset où s'élabore notre régénération ? Eve sort du flanc d'Adam endormi. L'eau et le sang, du flanc du Christ qui ne vit plus. C'est pendant l'Office des Ténèbres que se lisent ou se chantent les Lamentations de Jérémie, qui avant chaque verset énoncent en mélismes : Aleph, Beth, Ghimel, Daleth, comme pour faire naître une nouvelle manière d'entendre, au moment d'entrer dans la nuit.
Jean le Baptiste baptisait avec l'eau, celui qu'il annonce baptisera avec le feu. Le feu s'oppose à l'eau, mais l'épisode de la Samaritaine identifie la vraie lumière à l'eau vive. Cette eau vive elle-même est bien opposée à l'eau du puits de la Samaritaine – mais la première parole du Christ est de demander de cette eau, parce qu'il a soif – demande qu'il réitèrera sur la croix, au moment où il s'apprête à apparaître comme vraie lumière et source d'eau vive. Ce qui coulera alors de son flanc, eau et vin fermera le récit commencé avec le miracle de Cana. Transformer l'eau en vin, c'est peut-être transformer la quête en connaissance, cette pensée progressive en véritable révélation. Mais c'est dire alors que l'esprit ne peut vivifier qu'en s'abreuvant aux eaux d'en bas. Et qu'il n'est d'autre moyen de s'y préparer que de travailler à remonter l'eau de notre puits de ténèbres.
Nous associons la lune, par opposition au soleil, à la connaissance discursive, progressive, rationnelle, l'associant ainsi d'ailleurs à la chouette, cet oiseau des ténèbres – mais enfin qui voit dans la nuit. La lune n'est lumière que tournée vers le soleil, mais tournée vers le soleil, elle se fait lumière. La discursivité détournée de son centre n'est que ténèbres, et ténèbres froides, où rien sans doute ne s'élabore. Elle n'éclaire qu'en tant qu'elle s'ouvre à recevoir la lumière de ce qui n'est pas elle. Je n'ai qu'une pensée, mais je peux l'orienter de bien des manières. Cela revient à modifier la façon dont ma pensée, qui ne sera jamais autre qu'elle n'est, doit vivre et penser son propre effort. Encore une fois ne visant pas à construire, mais à s'ouvrir et à recueillir, et par là bâtissant, en renonçant à bâtir, ou en ne tenant pas à ce qu'elle a bâti. Recevoir, comme l'eau et la lune reçoivent lumière du soleil. Il y a l'eau qui reçoit la lumière, il y a l'eau qui donne la vie, et la vraie lumière est la vraie source de vie.
Dans le même mouvement, nous célébrons un moment suspendu de la marche de l'univers, qui nous invite à suspendre aussi nos pensées actives, et à méditer ensemble passé et avenir dans une méditation du passage, et de la mort qui est renaissance. Le temps suspend son vol comme dans le cabinet de réflexion, et ce moment de bascule est peut-être notre vrai centre, comme on disait que les deux visages de Janus faisaient signe vers le troisième, irreprésentable.
Janus, le dieu aux deux visages, ce dieu de l'éternel passage à la nouvelle année, regarde de l'année qui meurt à l'année qui commence. Mais il regarde aussi de son double regard, il pense ensemble le monde humain et le monde divin par lequel celui-ci prend sens et réalité. Janus est le dieu des portes, et veille à l'entrée de chaque foyer. Ses attributs sont la clef et le bâton, pour ouvrir les portes et chasser les intrus. Aux portes de Rome, il définissait la frontière entre le monde du droit et du non-droit, établissant en même temps la sacralité de l'espace de droit. La légende rapporte que Romulus, celui qui, aux dires d'Ovide, « connaissait mieux les armes que les étoiles », avait divisé l'année en dix mois. C'est Numa, celui dont le nom évoque à la fois la loi et le sacré (ce que certains appellent le numineux), qui aurait institué le mois de Janus.
Ce double visage est à la fois figure d'un rapport au temps et figure d'un rapport entre les ordres qui constituent l'homme : nature, ordre politique, connaissance, sacré. Tout cela est placé sous le signe du passage du chaos à l'ordre, le monde humain, l'individu même n'étant que chaos s'il ne se comprend pas comme sacré, ne s'ordonnant que par le travail de l'esprit, mais de l'esprit se pensant nature et divin. Ovide fait dire à Janus : « les anciens me nommaient chaos (...) A cette époque l'air lumineux et les trois autres éléments, le feu, l'eau et la terre, formaient un seul tout entassé. Dès que cette masse, suite à un conflit de ses éléments, se fut désagrégée et dissoute pour s'en aller vers d'autres séjours, le feu gagna les hauteurs, l'air s'empara de la zone voisine, la terre et les mers occupèrent le centre. Alors moi, primitivement boule et masse sans forme, je retrouvai un visage et des membres dignes d'un dieu. Maintenant encore, petit rappel de ma figure jadis imprécise, ma face antérieure ressemble à ma face postérieure » (Fastes, I, 103-110).
Janus est celui en qui s'est opéré le passage du chaos au corps « digne d'un dieu ». Janus tient tout « fermé et ouvert ». Les portes de son temple s'ouvraient en temps de guerre, pour signifier que le chemin de la paix était toujours ouvert à l'homme, et se fermaient en temps de paix comme pour mettre l'homme à couvert. Notre frère couvreur, assurément, assume là un précieux héritage. Par Janus aussi Jupiter passe les portes du ciel, et les prières des hommes atteignent les dieux. S'il faut lui offrir encens et vin, c'est, dit-il au poète, « afin que grâce à moi, gardien des seuils, tu puisses accéder à ton gré auprès de tous les dieux ». Mais qui pense cette porte ouverte à l'intérieur de chacun ?
Par le Prologue de Jean, notre effort pour renaître se trouve lié à la création même du monde. « Au commencement était le verbe ». Mais quel Logos, et quelle lumière ? Quelle fausse lumière n'est que ténèbres ? Comment faire, quel usage du logos faire pour accueillir, recueillir cette vraie lumière ? Il n'y a pour nous d'autre discours que le discours de l'homme. Le monde ne parle à l'homme que parce que l'homme le pense selon lui-même. Et s'il le pense vide, il le sera. S'il le pense fermé, il le sera. En tant qu'il est tourné vers Dieu, le Logos est Dieu. Et en un sens, le logos humain est en tout homme appelé à se faire dieu, au sens où le Christ rappelle, en Jean 10, 34 le passage du Psaume 82 : « J'ai dit : vous êtes des dieux ». Par la Saint Jean nous éprouvons notre union avec l'univers comme ordre, et avec le Logos divin comme créateur de l'ordre ; mais cette union est à la fois distinction et unité – mystère à quoi nous reconduit l'impossibilité de clore jamais ce jeu croisé des symboles s'appelant indéfiniment l'un l'autre, toujours sous une forme nouvelle, ce qui est se laisser féconder par la lumière.
La Saint Jean d'hiver est la fête de la vraie lumière, et cette vraie lumière est la vraie source de vie. Cette renaissance nous est offerte, et de tous les instants, si nous le voulons. Laissons-nous abreuver comme la lune à la lumière du soleil, cette lune qui, cette année, s'est effacée en plein solstice d'hiver. « Le soleil est bu de la lune », écrivait Ronsard. « Et le soleil boit la marine », avait-il écrit au vers précédent, suggérant ce mystère que la vraie lumière commence par s'abreuver aux eaux d'en bas. Quelle eau pour étancher la soif de l'esprit ? Quelle eau étanchera durablement notre soif, et quelle autre l'entretiendra à en épuiser le corps ? La Samaritaine s'épuise à puiser dans ce puits de ténèbres une eau qui vient des ténèbres. L'eau vive vient d'en haut et de la vraie lumière, mais c'est bien dans les ténèbres qu'elle resplendit, quoiqu'elle n'en provienne pas. Cela est bien difficile à poursuivre. Mais puisque nous ne voulions que nous ouvrir une fois encore au mystère, n'attendons pas, pour épouser par le corps et l'esprit ce mouvement vrai de la nature. L'oiseau de Saint-Jean, se repongeant dans l'eau avant de remonter vers le soleil, féconde l'eau de la lumière qu'il rapporte, comme la roue des feux de la Saint-Jean s'abîmant dans la rivière promettait récoltes et vendanges heureuses, transformant rigoureusement l'eau en vin. Et gageons que l'Aigne en fait provision pour remonter vers la source de lumière. Imitons donc l'oiseau de Saint-Jean ett tirons sans attendre la leçon profondément, quoique curieusement, symbolique, de ce poème de Ronsard, dont le vrai sens et le vrai message paraît quand on le déroule en son entier :
La terre les eaux va buvant,
L'arbre la boit par sa racine ;
La mer éparse boit le vent,
Et le soleil boit la marine ;
Le soleil est bu de la lune :
Tout boit, soit en haut ou en bas ;
Suivant cette règle commune,
Pourquoi donc ne boirions-nous pas ?