Allégorie de la Caverne - Platon 001

L'allégorie de la caverne
1. L'allégorie
République, VII, 514a1-517a7
(Traduction
 (1) Bernard SUZANNE, © 1999, 2001 (2))

[514a] (3) Eh bien ! après celà, dis-je (4) , représente-toi d'après une épreuve telle que celle-ci notre nature par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être éduqué. (5) Figure-toi (6) donc des hommes comme dans une habitation souterraine ressemblant à une caverne (7), ayant l'entrée ouverte à la lumière sur toute la longueur de la caverne, dans laquelle ils sont depuis l'enfance, les jambes et le cou dans des chaînes pour qu'ils restent en place et [514b] voient seulement devant eux, incapables donc de tourner la tête du fait des chaînes ; et encore la lumière sur eux, venant d'en haut et de loin, d'un feu brûlant derrière eux (8) ; et encore, entre le feu et les enchaînés, une route vers le haut (9), le long de laquelle figure-toi qu'est construit un mur, semblable aux palissades placées devant les hommes par les faiseurs de prodiges (10), par dessus lesquels ils font voir leurs prodiges. (11)
Je vois, dit-il
Eh bien vois
 (12) maintenant le long de ce mur des hommes portant
[514c] en outre des ustensiles de toutes sortes dépassant du mur, ainsi que des statues d'hommes (13) [515a] et d'autres animaux de pierre et de bois et des ouvrages variés ; comme il se doit, certains des porteurs font entendre des sons (14) tandis que d'autres sont silencieux.
Étrange
 (15), dit-il, le tableau que tu décris, et étranges enchaînés !
Semblables à nous, repris-je ; ceux-ci en effet, pour commencer, d'eux-mêmes et les uns des autres, penses-tu qu'ils aient pu voir autre chose que les ombres projetées par le feu sur la partie de la caverne qui leur fait face ?
Comment donc, dit-il, s'il est vrai qu'ils sont contraints de garder la tête immobile
 (16)
[515b] toute leur vie ?
Mais quoi des objets transportés ? Ne serait-ce pas la même chose ?
Et comment !
Eh bien ! sans doute, s'ils étaient capables de dialoguer entre eux
 (17), les choses présentes étant les mêmes, ne crois-tu pas qu'ils prendraient l'habitude de donner des noms à cela même qu'ils voient ? (18)
Nécessairement.
Et quoi encore si de plus la prison produisait un écho en provenance de la partie leur faisant face ? Chaque fois qu'un des passants ferait entendre un son, penses-tu qu'ils pourraient croire que le son entendu vient d'ailleurs que de l'ombre qui passe ?
Par Zeus, certes non !
[515c] Très certainement, repris-je, ceux-là ne pourraient tenir pour le vrai (19) autre chose que les ombres des objets confectionnés.
De toute nécessité, dit-il.
Examine maintenant, repris-je, leur délivrance et leur guérison des chaînes et de la déraison
 (20) : que serait-elle si naturellement (21) il leur arrivait ce que voici ? Quand par hasard (22) quelqu'un serait délivré et contraint (23) subitement à se lever et aussi à tourner le cou et à marcher et à lever les yeux vers la lumière, tout ce que faisant, il éprouverait de la douleur et serait en outre incapable, du fait des scintillements de la lumière, d'examiner ce dont
[515d] auparavant il voyait les ombres, que penses-tu qu'il dirait si quelqu'un lui disait qu'auparavant il voyait des balivernes (24) alors que maintenant, un peu plus proche de ce qui est et tourné vers des choses qui, plus encore, sont (25), il voit plus droit (26), et si de plus, lui montrant (27) chacune des choses qui passent (28), il le contraignait en le questionnant à discerner dans ses réponses ce que c'est ? (29) Ne penses-tu pas qu'il serait dans l'embarras (30) et qu'il croirait les choses vues auparavant plus vraies que celles maintenant montrées ?
Et même de beaucoup ! dit-il.
[515e] Et si donc en outre on le contraignait à regarder vers la lumière elle-même, que ses yeux lui feraient mal (31) et qu'il se déroberait en se retournant vers ce qu'il est capable d'examiner, et qu'il tiendrait cela pour réellement plus clair (32) que ce qui serait montré ?
C'est ça, dit-il.
Si alors, repris-je, de là quelqu'un le tirait de force
 (33) tout au long de la montée rocailleuse et escarpée (34), et ne le lâchait pas avant de l'avoir tiré dehors à la lumière du soleil, est-ce qu'il ne s'affligerait pas
[516a] et ne s'indignerait pas d'être tiré, et, quand il serait arrivé à la lumière, ayant les yeux pleins de l'éclat du soleil (35), ne pourrait pas même voir une seule des choses maintenant dites vraies ? (36)
Probablement pas, dit-il, du moins pas tout de suite.
 (37)
C'est donc l'habitude
 (38), je pense, qu'il lui faudrait pour peu qu'il ait l'intention de voir les choses d'en haut. (39) Et tout d'abord ce sont sans doute les ombres (40) qu'il examinerait le plus facilement, puis après cela les images (41) dans les eaux des hommes (42) et des autres choses, puis enfin cela même (43) ; à partir de là, ce qui est dans le ciel et le ciel lui-même (44), il pourrait les contempler (45), plus facilement sans doute de nuit, regardant en face la
[516b] lumière des astres et de la lune, que de jour le soleil et celle du soleil.
Comment donc en serait-il autrement ?
A la fin
 (46) certes, je pense, c'est le soleil, non pas ses apparitions (47) dans les eaux ou en quelque autre place (48), mais lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre (49), qu'il pourrait examiner et contempler (50) tel qu'il est.
Nécessairement, dit-il.
Et après cela, il déduirait bientôt par un raisonnement à son sujet
 (51) que c'est lui qui produit les saisons et les années et qu'il supervise tout
[516c] ce qui est dans le domaine vu (52), et que, de ces choses qu'ils voyaient, [il est] en quelque sorte, de toutes, responsable. (53)
C'est évident, dit-il, qu'après cela, il en viendrait à ça !
Et quoi encore ? Se remémorant
 (54) sa première habitation et la sagesse (55) de là-bas et ses compagnons de chaînes d'alors, ne penses-tu pas que lui, d'une part, se déclarerait heureux (56) du changement et qu'eux par contre, il les prendrait en pitié ?
Tout à fait !
Et puis, les honneurs et les louanges, si certaines avaient cours alors entre eux, et les prérogatives accordées à celui qui examinait de la manière la plus pénétrante 
 (57) ce qui passait et se souvenait le mieux de ce qui avait coutume de passer en premier, ou en dernier,
[516d] ou ensemble, et donc pour cela le plus capable de deviner ce qui allait arriver, crois-tu qu'il en aurait encore le désir (58) et qu'il envierait ceux d'entre eux qui étaient honorés et investis du pouvoir, ou qu'il éprouverait le même sentiment que dans Homère et préférerait mille fois être « un cultivateur travaillant à gages pour un autre homme sans ressources » (59) et souffrirait n'importe quoi plutôt que cette manière de se faire une opinion (60) et cette vie là ?
[516e] C'est ça., dit-il, je le pense moi aussi : tout souffrir plutôt que de se résigner à cette vie là !
Et maintenant, mets-toi ceci dans l'esprit
 (61), repris-je. Si celui-ci redescendait (62) pour retourner s'asseoir sur son siège (63), est-ce qu'il n'aurait pas les yeux éclaboussés (64) par les ténèbres, venant subitement du soleil ?
Tout à fait certes, dit-il.
Et alors ces ombres, si de nouveau il lui fallait lutter jusqu'au bout, en se faisant des opinions
 (65) sur elles, avec ceux qui ont toujours été enchaînés, au moment où il aurait la vue faible,
[517a] avant que ses yeux ne fussent rétablis --et le temps ne serait pas court, tant s'en faut ! jusqu'à l'habitude--, ne prêterait-il pas à rire et ne dirait-on pas de lui qu'étant monté là-haut, il est revenu les yeux endommagés, et que ça ne vaut vraiment pas la peine d'essayer (66) d'aller là-haut ? Et celui qui entreprendrait de les délivrer et de les faire monter, si tant est qu'ils puissent le tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueraient-ils pas ?
A toute force ! dit-il.

(vers la seconde partie : le commentaire de Socrate)


(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)

(2) Traduction de 514a1-17a7 initialement publiée sur le site en 1999, revue et enrichie de notes plus abondantes et d'une traduction de la section 517a8-519c7 en 2001. (<==)

(3) Les références aux pages de l'édition Estienne sont celles fournies par l'édition des Platonis Opera , Oxford Classical Texts. Chaque référence constitue un lien vers le text grec correspondant au site Perseus. (<==)

(4) C'est Socrate qui parle à Glaucon, l'un des frères de Platon qui lui sert d'interlocuteur dans la conversation racontée par la République. Toute la République est un long monologue de Socrate racontant à un ou plusieurs interlocuteurs qui ne sont pas nommés une conversation qu'il a eue la veille au soir, ce qui explique les « dis-je », « dit-il » et autres formules qui reviennent presque à chaque réplique. (<==)

(5) « Représente-toi d'après... » traduit le grec apeikason, du verbe apeikazein, formé du préfixe apo- et du verbe eikazein, lui-même de même racine que le mot eikôn, « image, tableau, reflet (dans un miroir), simulacre, fantôme », dont vient le français « icône ». Apeikazein veut dire « représenter d'après un modèle, copier », ou encore « se représenter par l'imagination, conjecturer, assimiler, comparer ». On trouve le mot eikôn dont il dérive quelques lignes plus loin, en 515a4, dans une réponse de Glaucon, pour désigner ce que Socrate lui demande de se représenter. Je le traduis alors par « tableau » plutôt que par « image », d'une part parce qu'« image » est un peu trop général dans ce cas, mais aussi pour réserver le terme « image » à la traduction de eidôlon qui figure ailleurs dans le texte de l'allégorie, et dans la suite du livre VII, et permettre ainsi au lecteur de repérer quel terme grec est utilisé dans chaque cas.
« Une épreuve » traduit le grec pathei, datif du mot pathos, dérivé du verbe paschein, dont le sens le plus général est « subir » par opposition à « agir », « éprouver (une affection, une sensation, un sentiment) ». Le « tableau » qui suit, et qui doit nous aider à nous faire une « image » de ce qu'est pour nous l'éducation, n'est donc pas purement statique, mais dynamique, et on doit le prendre du point de vue de celui qui « subit » ce dont il sera question : plutôt qu'un « tableau », c'est donc un « film » qui nous est proposé, et nous devons nous identifier dans ce film aux enchaînés qui « subissent » ce qui va nous être raconté. Il n'y a pas de mot français qui rende parfaitement le sens de pathos ainsi employé. Et il est possible que, même pour les lecteurs grecs de Platon, l'idée de « se faire une image » d'après un « pathos » ait semblé incongrue. « Épreuve » conserve, plus que d'autres mots auxquels on pourrait penser, comme « situation », « conjoncture », « condition », l'idée de quelque chose qu'on subit (« expérience », autre traduction possible de pathos, a aujourd'hui un sens trop « concret » et « scientifique » pour quelque chose qui reste de l'ordre de l'imaginaire) et rejoint en quelque sorte, par le sens que le mot prend en photographie, l'ordre de l'image dans lequel on se situe.
« Notre nature » : « nature » traduit le grec phusin, nom qui vient du verbe phuein, qui veut dire « pousser, faire naître, faire croître ». La phusis (dont vient le mot français « physique »), c'est donc la « nature », mais en tant qu'elle résulte d'un processus, d'une « croissance » (sens premier de phusis). C'est le processus autant que le résultat, jamais achevé, auquel il conduit. Ici encore, la vision dynamique prime sur la vision statique.
« Par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être éduqué » : « éducation » traduit le grec paideia, et « manque d'éducation », apaideusia. Paideia vient du verbe paideuein, lui-même construit sur la racine pais, enfant. La paideia, c'est donc au sens premier le processus éducatif qui transforme l'enfant en homme fait, c'est-à-dire, non pas le processus de croissance naturelle par l'alimentation (trophè, du verbe trephein, qui veut dire « épaissir, rendre compact, engraisser », et de là, « nourrir »), qui concerne tous les êtres vivants, mais plus spécifiquement ce qui fait l'homme par opposition aux autres animaux, à savoir, la « culture » de l'esprit, du logos, l'instruction qui développe son aptitude à avoir part à l'ordre de l'intelligible (voir en Lois, VII, 788a1-2, la mention côte à côte de trophèn et de paideian au début d'un livre consacré à l'« éducation » des enfants au sens large, et toute la suite de ce livre pour la distinction entre les deux et des précisions sur la paideia). Il est intéressant de noter que le mot paideia est très proche du mot paidia, lui aussi dérivé de pais, mais via le verbe paizein, « se comporter comme un enfant, jouer, s'amuser », et qui veut dire « jeu d'enfant, jeu, amusement ». Cette parenté n'est d'ailleurs pas que linguistique pour Platon, pour qui, comme le montre le livre VII des Lois précédemment cité, la paidia est, ou devrait être, pour les enfants le premier stade de la paideia (voir en particulier Lois, VII, 793d7, sq et 797a7, sq, et aussi 819a8-d3, pour la place des jeux dans l'éducation des enfants). Remarquons encore que si paideia décrit un processus, apaideusia décrit plutôt un état, celui d'être apaideutos, c'est-à-dire de ne pas avoir reçu de paideia.
Ce dont il va être question dans cette « épreuve » que nous propose Socrate, c'est de phusis, mais pas de n'importe quelle phusis, pas de la phusis des « physiciens » qui écrivaient des Peri phuseôs, mais de notre phusis (hèmeteran phusin) : on n'est pas loin du « Connais-toi toi-même »... Et le moyen qui nous est proposé pour approfondir cette connaissance de soi, ce n'est pas l'exposé magistral d'une « théorie », mais une « image » que nous devons nous approprier et « décoder » : en effet, quand Socrate nous demande de « nous représenter d'après (apeikazein) » ce qu'il va nous proposer notre nature, ce qu'il nous propose est bien déjà une analogie, pas la réalité qu'il veut nous aider à découvrir. Il nous demande d'imaginer, pas de théoriser, et d'imaginer à partir d'une image qu'il nous propose. De ce fait, on peut déduire deux conséquences : d'une part, que le passage par l'image, par la représentation, est indispensable pour arriver à la connaissance; d'autre part, que le travail qui permet de passer de l'image à la réalité dont elle est l'image ne peut être fait que par chacun pour soi. Le maître peut montrer à l'élève, mais il ne peut montrer que du sensible, du visible, ou, par le biais du langage, solliciter l'imagination de l'élève, mais pas faire pour lui le travail qui permet de passer de l'image à l'intelligible dont elle est image. Cela, chacun doit le faire pour soi-même. Dans le Ménon, Socrate peut bien montrer au serviteur de Ménon des figures tracées sur le sol, mais la découverte du « théorème » géométrique dont il est question, en tant qu'il est une vérité « transcendante » qui s'impose à l'esprit de tout homme « raisonnable », doit être le fait du jeune homme. Ici, la « figure » qui nous est proposée est de l'ordre du pur discours, du logos, elle n'est faite que de mots, les mots de l'« allégorie » qui va suivre, mais elle reste une « figure », une « image » que nous devons nous approprier en tant que telle, en tant qu'image (apeikazein), pour pouvoir ensuite y découvrir, chacun pour soi, une vérité sur nous-mêmes que le discours du maître ne peut nous servir toute faite.
Comme je l'ai déjà souligné, les termes utilisés par Socrate/Platon, pathos, phusis, paideia, mettent l'accent sur un processus plutôt que sur un état. Et j'ai dit aussi que pathos met l'accent sur le caractère « passif » de l'homme qui subit ce processus. On verra dans l'allégorie qui va suivre que tout le problème est justement le passage d'une situation de pure passivité, l'apaideusia, à une situation où l'on devient actif, acteur de sa propre éducation, de sa propre paideia : le maître peut délivrer le prisonnier de ses chaînes, mais il ne peut gravir le chemin à la place de l'élève. Platon peut proposer les images qui mettent sur la voie, mais c'est au lecteur d'en tirer les conclusions sur lui-même et sur son comportement...
Que Platon nous suggère cela au moment où il va nous parler de l'éducation devrait faire réfléchir ceux qui veulent à tout prix trouver des « théories » dans les dialogues. Platon montre ici qu'il est parfaitement conscient de la vanité du procédé qui consiste à servir des « théories » toutes faites au lecteur ; il s'agit seulement d'alimenter sa propre réflexion, de le mettre en mouvement à l'aide d'images, d'allégories, de mythes, de ces « images » de conversations que sont les dialogues, mais en fin de compte, chacun doit faire pour lui-même le chemin vers le haut de la colline... Platon n'a pas l'intention de nous donner les réponses, ses réponses, mais seulement de nous apprendre à penser par nous-mêmes...
En ce sens, ce dont il s'agit ici, aussi bien dans l'allégorie qui nous est proposée que dans l'attitude que nous devons avoir à son égard, c'est bien en quelque sorte d'une « épreuve » : il s'agit de savoir si nous serons capables de passer de l'état passif dans lequel nous place notre « nature » première d'apaideutoi, à l'état actif de celui qui prend en mains sa destinée et se met en chemin sur la route de la paideia, vers le sommet de la colline, pour revenir mieux armé dans la caverne qui est notre demeure terrestre... (
<==)

(6) « Figure-toi » traduit le grec ide, impératif aoriste du verbe horan, « voir », dont dérivent aussi bien le mot eidos que le mot idea, deux des termes principaux utilisés par Platon pour parler de ce que l'on a l'habitude d'appeler les « formes » ou les « idées ». Il s'agit bien de « voir », puisque ce qui nous est proposé, c'est un « tableau », ce sont des « images », mais de voir avec les yeux de l'esprit, puisque ce sont des images faites de logoi, de mots. (<==)

(7) « Comme dans une habitation souterraine ressemblant à une caverne » traduit le grec hoion en katageiôi oikèsei spèlaiôdei. Dans ce membre de phrase, on ne parle pas de « caverne », spèlaion en grec (dont vient le préfixe français « spéléo- »), mais de quelque chose qui est spèlaiôde, mot formé en ajoutant à spèlaion le suffixe -ôdès, où l'on peut voir une contraction de spèlaio-eidès, c'est-à-dire « en forme de caverne » (-eidès renvoyant à eidos, « forme », dérivé d'une des formes du verbe horan, « voir », voir note précédente), ou, avec P. Chantraine, « Dictionnaire étymologique de la langue grecque », un suffixe dérivé du verbe ozein, « sentir, exhaler une odeur », concurrent justement du suffixe -eidès pour signifier « qui ressemble à » (on retrouve en français aussi un appel à l'analogie de l'odorat dans des expressions comme « cette affaire sent la magouille »). Il n'est question de « caverne (spèlaion) » proprement dite que dans la suite de la phrase, lorsqu'on dit que la lumière pénètre « sur toute la longueur de la caverne ». Le mot revient ensuite en 515a8 pour parler de « la partie de la caverne » sur laquelle se projettent les ombres que voient ses occupant, et ne se retrouve ailleurs dans Platon qu'à la fin de ce livre VII de la République, en 539e3, pour dire qu'au terme de leur formation dialectique, les aspirants gouvernants devront « descendre à nouveau dans cette caverne » pour subir les dernières épreuves avant d'être admis à gouverner.
Ce qui est ici qualifié de spèlaiôdei, c'est une oikèsis, mot que j'ai traduit par « habitation ». Comme le mot français « habitation », le mot grec oikèsis (ici au datif, oikesei), désigne d'abord le fait, l'action, d'habiter ou de s'établir quelque part avant d'en venir à désigner le lieu de cette habitation. Oikèsis dérive en effet du verbe oikein, « habiter », lui-même dérivé du mot oikos , « maison, lieu d'habitation, lieu de résidence » (d'où vient, en association avec nomos, « loi, règle », le composé oikonomia, « administration de la maison », et par extension, « administration, gouvernement », qui a donné « économie » en français).
Cette habitation qui « sent la caverne (spèlaiôdei) » est aussi décrite comme katageios, « souterraine ». Ces adjectifs incitent à comprendre oikèsis comme désignant le lieu d'habitation plutôt que l'acte d'habiter (et alors, on n'est pas loin de l'image donnée par le mythe final du Phédon, de ces « creux (koila) » de la terre que nous habitons et prenons pour sa partie « supérieure » (
Phédon, 109b-110c)). Mais on peut se demander si ce qui intéresse le plus Platon, c'est la description du lieu, de la caverne, ou la description de l'état de ces hommes qui sont « comme s'ils habitaient sous terre un lieu caverneux ». Ce « comme (hoion) » redouble l'image, en faisant de la description une image dans l'image. Ceci nous invite à ne pas accorder trop d'importance à la « caverne » elle-même, qui n'est qu'une « idée » (spèlaio-eidès) utilisée dans une comparaison (hoion en...) à l'intérieur même de l'allégorie pour décrire l'« obscurantisme » de ces prisonniers qui ne font pas l'effort de chercher plus loin que le petit monde clos et sombre dans lequel ils sont confinés et « demeurent ». (<==)

(8) Cette section de phrase relative au feu qui fournit une lumière multiplie les adverbes : anôthen kai porrôthen (« d'en haut et de loin »), opisthen (« derrière »), mais aucun ne permet de déterminer avec certitude si le feu est dans la caverne ou au dehors, si l'on veut donner à la caverne plus que la valeur d'une image et s'attacher à la description du lieu d'habitation des prisonniers plutôt que de leur état (voir note précédente). Il est probable que ceci est délibéré de la part de Platon, et nous verrons plus lon ce qu'il faut en penser. (<==)

(9) « Vers le haut » traduit presque mot-à-mot l'adverbe grec utilisé ici, epanô, qui n'est qu'une contraction de epi anô, construit sur un autre adverbe, anô, « en haut », que l'on retrouve aussi dans l'adverbe anôthen utilisé juste avant à propos du feu. Il est difficile de savoir si Platon veut dire que la route est « au dessus » des prisonniers, quelque part entre eux et le feu dont on a dit qu'il était lui-même « en haut », ou qu'elle conduit « vers le haut », c'est-à-dire qu'elle monte sur une pente inclidée de la caverne conduisant peut-être vers l'ouverture décrite auparavant. Je pense que ces incertitudes sont voulues par Platon pour laisser à chaque lecteur une marge d'interprétation dans la mise en relation de l'allégorie telle qu'il se la « figure » avec l'image qu'il se fait de la réalité qu'elle est censée refléter. (<==)

(10) « Les faiseurs de prodiges » traduit le grec tois thaumatopoiois, composé dans lequel on retrouve le mot thauma (pluriel thaumata, qu'on trouve à la fin de la phrase), « prodige, merveille, objet d'étonnement ». Ce terme n'est sans doute pas choisi au hasard, puisqu'en Théétète, 155d2-4, Socrate fait du thaumazein, du fait de s'étonner, l'origine de la philosophie. Les « phénomènes » que nous voyons doivent provoquer notre étonnement pour que nous commencions à chercher plus loin que les apparences et ayons une chance de nous mettre un jour en route vers la lumière. C'est pourquoi traduire thaumatopoiois par « montreurs de marionnettes », comme le font la plupart des traducteurs (E. Chambry, Budé ; L. Robin, Pléiade ; R. Baccou, Garnier ; B. Piettre, Nathan ; M. Dixsaut, Bordas ; P. Pachet, Folio ; T. Karsenti/Y. Prélorentzos, Hatier ; ou, en anglais, « exhibitors of puppet-shows », P. Shorey, Loeb ; « puppeteers », G. M. A. Grube, Hackett ; « puppet-handlers », A. Bloom, Basic Books) en spécialisant à partir du contexte un mot grec qui n'a pas un sens aussi précis, c'est « trivialiser » un texte qui ne laisse rien au hasard et priver le lecteur de « résonnances » destinées justement à éveiller son « étonnement »...
Même chose pour la traduction du grec « pro tôn anthrôpôn », « devant les hommes », par « entre eux et le public » (E. Chambry, T. Karsenti), « entre eux et les spectateurs » (M. Dixsaut), « devant le public » (B. Piettre, J. Cazeaux), pour ne rien dire d'un R. Baccou qui fait simplement disparaître ces « hommes », ou d'un L. Robin qui va plus loin dans la description de son spectacle de marionnettes en ajoutant au texte de Platon des pécisions techniques qui n'y sont pas : « pareil à la cloison que les montreurs de marionnettes placent devant les hommes qui manœuvrent celles-ci et au dessus de laquelle ils présentent ces marionnettes au regard du public » (pour rendre le grec « hôsper tois thaumatopoiois pro tôn anthrôpôn prokeitai ta paraphragmata, huper hôn ta thaumata deiknuasin » que j'ai traduit par « semblables aux palissades placées devant les hommes par les faiseurs de prodiges, par dessus lesquels ils font voir leurs prodiges »). Même si hoi anthrôpoi peut vouloir dire « les gens » (traduction utilisée par P. Pachet), toute traduction qui gomme le fait que le mot utilisé est celui qui désigne au sens premier les hommes en tant qu'espèce rend plus difficile de percevoir que ce dont il est ici question, c'est de chacun de nous. Là où Platon s'évertue à utiliser un langage qui reste à la limite entre l'image et le modèle (notre condition à tous), les traducteurs poussent le texte dans le sens de l'image.
Compte-tenu de tout ce que je dis des procédés pédagogiques de Platon, mieux vaut, me semble-t-il, une traduction qui « étonne » en français, et amène à se poser des questions et à chercher plus loin, qu'un bon spectacle de marionnettes, qui distrait (dans tous les sens du mot) sans piquer la curiosité du spectateur... (
<==)

(11) Tout le texte depuis « Figure-toi donc... » jusqu'ici, qui met en place le « théâtre » de notre vie, notre condition d'anthrôpoi et notre « résidence (oikèsis) » en ce bas monde, constitue une seule phrase dans le texte de Platon. (<==)

(12) « Vois » traduit le grec hora, impératif présent du verbe horan, dont le ide (traduit par « figure-toi ») qui commence la description est la forme aoriste (voir note 6). L'aoriste qui, comme son nom le suggère (le grec aoristos veut dire « sans limite »), dénote l'intemporalité, et dont la forme utilisée ici, ide, évoque les ideai et l'ordre de l'intelligible, était utilisé pour introduire la description quasi-intemporelle de notre condition, immuable à travers le temps puisqu'elle se reproduit identique pour tous les anthrôpoi, dans une longue phrase qui n'en finissait pas. Maintenant que le spectacle s'anime, on revient au présent avec la forme hora, une forme plus spécifiquement associée au sens de la vue, c'est-à-dire au sensible, à l'ordre du visible (qualifié de horaton dans toute la fin du livre VI qui précède la section ici traduite : cf. par exemple 508c2, 509d3). (<==)

(13) « Des statues d'hommes » traduit le grec andriantas, accusatif pluriel de andrias, mot dérivé de anèr, andros, qui veut dire « homme », non pas, comme anthrôpos, au sens d'espèce et par opposition aux dieux ou aux animaux, mais par opposition à femme, c'est-à-dire l'homme sexué de sexe masculin. Le mot andrias désigne au sens premier une statue d'homme, mais peut, par extension, désigner n'importe quelle statue. Comme ici il s'oppose aux kai alla zôia qui suit, formule qui peut désigner toutes sortes d'êtres vivants (zôion vient du verbe zan, qui veut dire « vivre » ; mais la traduction par « êtres vivants » est ici difficile, puisque ces « êtres vivants » sont aussitôt qualifiés comme étant « de pierre et de bois »), il est naturel de penser qu'andriantas a bien ici le sens premier de « statues d'hommes » et non pas « statues » tout court.
Mais on peut aller plus loin. Le mot andrias est rare chez Platon : on ne le retrouve qu'en trois autres endroits dans les dialogues :
République, II, 361d5, IV, 420c5, et Euthydéme, 299c1, et on trouve plus souvent, pour parler de statues, par exemple en Ménon, 97d6, lorsqu'il est question des statues de Dédale, le terme agalma, qu'on retrouvera justement en 517d9, dans le commentaire de l'allégorie (on verra d'ailleurs dans une note sur ce texte que ce changement de terme n'est pas sans signification). On peut alors voir dans le choix de ce mot un indice pour nous aider à « décoder » certains aspects de l'allégorie de la caverne. Remarquons en effet que le « spectacle » qui nous est proposé par Socrate met en scène trois « catégories » d'« hommes » : les enchaînés (désignés par le mot anthrôpous en 514a3), les porteurs (désignés aussi par le mot anthrôpous en 514b8), et les « mâles » statufiés (désignés, eux, par le mot andriantas, ici en 514c1). Pourquoi donc cette « multiplication » d'hommes jouant des rôles différents dans l'allégorie ? Si nous sommes les prisonniers, que représentent les porteurs, et que viennent faire en plus les statues d'hommes ?...
Prenant en compte le fait que c'est dans la République que Platon nous décrit la structure tripartite de l'âme, je suggère que ces trois catégories d'« hommes » représentent en fait trois « plans » auxquels on peut le considérer qui correspondent aux trois parties de l'âme :
- les enchaînés, c'est le niveau de l'homme logikos, de l'âme raisonable qui, à partir des impressions sensibles qu'elle perçoit, va bientôt inventer le langage, le logos ; de ces hommes-là, en effet, l'important, c'est la tête, dont on souligne l'immobilisme, l'immobilisation des jambes et du cou n'étant que le moyen de confirmer l'immobilisation de la tête, c'est-à-dire en fin de compte d'« annuler » le corps ; et la tête, c'est, selon
Timée, 44d, l'organe construit par les dieux subalternes pour héberger l'âme immortelle façonnée par le démiurge (Timée, 41b-43e), et pour laquelle ils construisent tout le « plan » du corps (Timée, 43e, sq) et les autres parties, mortelles, de l'âme, nécessaire pour donner vie à ce corps.
- les porteurs, c'est le niveau de l'homme qui bouge, qui agit, de l'âme principe de mouvement (cf.
Lois, X, 895e10-896a2 et Phèdre, 245c, sq) ; et dans l'homme, le mouvement, les actes résultent principalement des choix que fait l'âme intermédiaire, le thumos, principe de son « libre-arbitre », qui est justement introduit, en République, IV, 439e-440a, à partir de l'exemple d'un homme, un certain Léontios, qui marche le long d'un mur, comme nos porteurs ; dans la route sur laquelle ils se meuvent, on peut voir l'image de l'espace-temps dans lequel se déploient nos vies (pour la route comme image de la vie, il suffit de se reporter au début de la République, en I, 328d7-e4, au début de la discussion de Socrate avec Céphale), à la lumière d'un feu qui est l'image du soleil « très loin au dessus » (autre traduction possible de « anôthen kai porrôthen » en 514b2-3) ; et le mur qui dérobe ces porteurs à la vue des prisonniers, de l'âme pensante, du logos, symbolise l'opacité de notre moi profond, de notre « for interne », pour les autres aussi bien que pour nous-mêmes : les motivations qui font agir les autres, et même parfois nous-mêmes, les impulsions de notre thumos qui nous « portent » à agir de telle ou telle manière et qui déterminent le « spectacle » que nous donnons de nous aux autres et à nous-mêmes (étant ainsi en même temps les « faiseurs de prodiges » pour les autres et ces anthrôpous spectateurs des « prodiges » des autres dont il était question un peu plus haut, cf. note 10), ne sont pas directement « visibles », celles des autres parce que nous ne sommes pas « dans leur peau », et les nôtres parce qu'il y a en nous une part d'« inconscient ».
- les statues de mâles et de toutes sortes de « vivants (zôia) » tout « matériels » (faits « de pierre et de bois »), qui sont supportés par les porteurs cachés, c'est le niveau de l'homme corporel, des « passions » et autres « pulsions » nécessaires pour faire vivre ces corps, des epithumiai, dont la principale est l'eros symbolisé par l'accent mis sur le caractère sexué des statues par le choix du mot andriantas, cet eros qui est au point de départ de l'ascension vers l'idée du beau décrite dans le discours de Diotime dans le Banquet ; et c'est bien ce niveau seul qui est capable de frapper nos sens, de projeter des ombres sur la paroi de la caverne à la lumière du feu/soleil ; et ce ne sont pas que les autres qui sont pour nous « objets » de perception, mais notre propre corps aussi, ce qui justifie cette dissociation de nos « images » dans l'allégorie en trois « ordres » d'hommes. Notons encore que le choix de statues pour représenter l'homme à ce niveau nous renvoie à la question qui était sous-jacente dans l'utilisation par Socrate de l'exemple des statues de Dédale en Ménon
, 97d : quelle est la « forme », l'idea, qui constitue l'homme en tant qu'homme ? Suffit-il qu'il en ait la schèma, l'apparence, comme c'est le cas pour les statues de Dédale, qui paraissent si « vivantes » qu'on s'attend à les voir bouger ? L'homme n'est-il qu'un amas de matière, « de pierre et de bois » (comme les statues dont nous parle ici Socrate), assez sophistiqué pour s'« animer » ? Ou y a-t-il autre chose qui l'« anime », une « âme » justement ?... C'est à cette question que la République suggère une réponse, en proposant cette âme tripartite comme principe de vie et de connaissance et la justice telle que comprise par le Socrate de Platon, qui doit en réaliser l'harmonie, tant interne qu'externe, comme l'« idée/idéal » ultime de l'homme en cette vie.
Découper ainsi l'homme en trois « niveaux » au sein même de l'allégorie, c'est mettre en relief que l'homme lui-même est pour l'homme objet de connaissance, à commencer par chacun pour soi-même. C'est justifier le « Connais-toi toi-même » qui sert de devise à Socrate. Dans l'état initial, les prisonniers sont dits ne voir « d'eux-mêmes et les uns des autres » que « les ombres projetées par le feu sur la partie de la caverne qui leur fait face ». Chacun ne se connaît pas plus qu'il ne connaît les autres, et l'éducation ne consiste pas seulement à apprendre à connaître (sens premier de gignôskein, souvent simplement traduit par « connaître ») le monde qui nous entoure, mais à apprendre à connaître aussi l'homme en tant qu'espèce et soi-même.
Dans cette perspective, que représente l'« habitation ressemblant à une caverne » dont nous avons justement dit (voir la note 8) que le texte de Platon ne nous permettait pas de savoir si elle contenait aussi la route et le feu ou si ceux-ci étaient à l'extérieur ? Eh bien, il me semble que cette indétermination, qui confirme ce que je laissais entendre dans la note 7, que Platon est plus intéressé par l'état des prisonniers, et surtout leur état d'esprit, l'état de leur logos, que par la description précise de leur environnement, est voulue par Platon pour souligner le fait qu'il nous est justement impossible en cette vie de fixer la limite exacte entre subjectivité et objectivité, intériorité et extériorité, ordre sensible/matériel et ordre intelligible (non que ces couples soient identiques, mais ils constituent des manières diverses d'aborder le problème des degrés de « réalité »), et que cette frontière peut justement se déplacer pour chacun au fil de son éducation.
Supposer que la route et le feu sont à l'extérieur de la caverne, si caverne il y a, c'est faire de celle-ci une image de nos crânes, partie de notre corps (sôma) qui sert de sépulcre (sèma, cf.
Gorgias, 493a) ou de prison (cf. Phédon, 62b) à notre âme, à notre logos, l'unicité de la caverne pour toutes les âmes captives traduisant simplement la communicabilité rendue possible par l'appartenance à une même espèce. C'est aussi attribuer une « objectivité » totale à ce qui est à l'origine de nos sensations et supposer une continuité sans faille entre tous les ordres du réel. Supposer que la route et le feu sont encore dans la caverne, c'est faire de celle-ci une image de l'ensemble du monde sensible et marquer plus nettement la séparation entre l'ordre visible et l'ordre intelligible, représenté, lui, par l'extérieur de la caverne qui nous sera décrit plus tard.
Mais le fait que Platon ne nous donne aucun élément pour choisir ne voudrait-il pas dire que ce n'est pas là le choix le plus important ? De fait, pour Platon, ce qui compte, contrairement à ce que pourrait laisser entendre une interprétation courante qui le présente comme tenant d'une « théorie » selon laquelle serait seul « réel » face au « monde sensible » un soi-disant « monde des idées » (qui serait ici l'extérieur de la caverne), ce n'est pas tant de situer une frontière quasi infranchissable entre deux « mondes » bien distincts, mais de prendre conscience que, tant en ce qui concerne le tout du « réel » qu'en ce qui nous concerne, il existe plusieurs ordres de réalités qu'il faut savoir distinguer sans pour autant les opposer et sans perdre de vue la « continuité » qui existe entre eux, traduite aussi bien dans l'analogie d



21/06/2006
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