Le Temple : une puissance en marge

UNE PUISSANCE EN MARGE

 

Peu d’années suffirent aux Templiers pour connaître un prodigieux accroissement de puissance et de richesse. Commencée en Champagne, d’où ses fondateurs étaient originaires, l’implantation de l’Ordre s’était poursuivie au Languedoc puis en Catalogne, avant de s’étendre à toute l’Europe chrétienne. Les envoyés du Temple, partout  reçus avec chaleur sur la recommandation du pape et des souverains, avaient recueilli des dons considérables et des engagements si nombreux que l’Ordre dut modifier le principe de son recrutement et admettre dans son sein des chevaliers de toute nationalité, présentés par deux parrains déjà membres, ou très souvent par des religieux bénédictins, alors à l’apogée de leur puissance.

 

Au moment de la mort de son fondateur, qui porte au rang de Grand Maître le « prieur » Robert de Craon, l’Ordre possède déjà des centaines d’établissements en France, de même qu’en Castille, Léon, Aragon, Portugal ; Majorque ; Pouille et Sicile, Allemagne, Angleterre et Irlande, où chaque Province fait édifier des châteaux et des commanderies. Peu à peu se crée, sur les grands axes menant en Terre sainte, un extraordinaire réseau de relais, comparables aux « gîtes d’étapes » qui sont la providence des pèlerins sur les chemins de Compostelle.

 

Dans la péninsule ibérique, où la présence musulmane maintient l’état de guerre, l’Ordre édifie surtout des châteaux, mais partout ailleurs en Europe les commanderies qu’il crée sont essentiellement des exploitations agricoles, sources de revenus et de denrées pour la Terre sainte. Apparues en 1128, dès le Concile de Troyes, ces commanderies se multiplient si rapidement qu’on en dénombre plus de 9 000 un siècle plus tard.

 

Le centre de l’Ordre s’est déplacé de Jérusalem à Paris, où le Grand Prieur de la « Province de France » s’est établi hors de l’enceinte de la capitale, dans une zone de marais et de terrains vagues où les bâtisses du Temple formèrent vite une petite cité, entourée de murailles, qu’on nomma  Ville-neuve-du-Temple, et qui ne cessa de s’agrandir à l’emplacement actuel du square et du Carreau du Temple, dans un quartier populaire où la rue des Blancs-Manteaux évoque encore  de nos jours la tenue des Templiers. La grande tour carrée, flanquée de quatre tourelles à trois aigues, ne fut édifiée qu’en 1212, pour abriter le fameux trésor des Templiers. C’est dans cette tour, détruite en 1811, que l’infortuné Louis XVI vécut ses derniers jours avant d’être conduit à l’échafaud. Ici mourut le dauphin et furent enfermés les chefs royalistes, notamment Cadoudal et le général Pichegru, ce dernier étranglé dans son cachot. Jusqu'à la Révolution, l’enceinte du Temple avait été un asile inviolable pour les insolvables et les criminels qui pouvaient s’y réfugier impunément ;

 

En créant les chapelains du Temple, le pape Innocent II dégage l’Ordre de ses obligations ecclésiastiques locales, assurant ainsi son indépendance complète. Recrutant maintenant ses confesseurs dans son propre sein, le Temple préserve ses secrets, échappe à tout contrôle et ne doit de comptes à personne, sa soumission au pape étant purement théorique. Le Grand Maître n’hésite plus à se dire Maître « par la grâce de Dieu », comme un souverain parmi les souverains.

 

C’est alors, vers 1140, que la situation se détériore dans le Proche-Orient et que les attaques musulmanes se font dangereuses. La ville d’Edesse (devenue Urfa, en Turquie actuelle), siège d’un comté fondé par un frère de Godefroy de Bouillon est reprise par les Turcs, le jour de Noël 1144. Le déplorable état des forces chrétiennes en Terre sainte fait craindre un désastre : une offensive contre Antioche pour mettre en péril l’existence même des Etats latins. Heureusement, la nouvelle d’une grave défaite de l’Islam vient redonner confiance aux croisés : à peu de distance de Samarkand, le roi d’un peuple mal défini a remporté une écrasante victoire sur les Seldjoucides et s’est rendu maître « exterminateur  des ennemis du Christ » passe aux yeux de tous pour ce mystérieux Prêtre-Jean, qui hante alors les imaginations.

 

Cependant, la réaction musulmane à l’envahisseur occidental est vivement ressentie en Europe, en France surtout, où l’émotion est intense. A Vérelay, le Roi Louis VII réunit son conseil et, dans la merveilleuse basilique Sainte-Madeleine, à peine achevée, l’illustre abbé de Clairvaux, ce même saint Bernard qui a protégé  les débuts des Templiers, rassemble des foules passionnées et leur communique sa flamme.

 

Durant l’année 1146, saint Bernard parcours les villes de France et d’Allemagne pour prêcher une nouvelle croisade. Quelques mois plus tard, deux armées, française et germanique, conduites par le roi de France et l’empereur d’Allemagne, se dirigent simultanément vers l’Asie Mineure. Il ne s’agit plus d’une entreprise de barons, mais d’une véritable croisade de souverains, forte de plus de deux cent cinquante mille hommes de guerre, sans compter la foule des pèlerins marchant à la suite des gens d’armes.

 

Ce fut pourtant une désastreuse campagne : avant même de parvenir en Terre sainte, ces armées formidables, divisées par la rivalité des chefs et le désordre de troupes disparates, fondent comme neige au soleil. Les premières rencontres avec les Grecs et les Turcs, au pied des montagnes, sont de sanglants revers où l’infanterie est littéralement exterminée. Les croisés rencontrent non seulement l’hostilité des Byzantins, qui se souviennent des démêlés de la 1ère Croisade, mais celle des barons francs déjà implantés, et cette mésentente va parfois jusqu’aux coups d’épée. Après le siège de Damas dont ils ne parviennent pas à s’emparer (juillet 1148), les croisés doivent reconnaître leur échec total.

 

Malgré la stratégie lamentable des chefs venus d’Europe, la valeur militaire des Templiers ne pouvait être mise en cause : ils avaient comme toujours donné l’exemple de la discipline et de la solidarité. Habitués aux ruses et à la mobilité de leurs adversaire, les Templiers ainsi que les Hospitaliers servaient d’instructeurs aux nouveaux venus et les encadraient partout où il y avait les coups les plus durs à porter et à recevoir, à l’avant-garde comme à l’arrière-garde des armées chrétiennes et de leurs auxiliaires Turcopoles, cavaliers mercenaires recrutés parmi les Syriens et les Arméniens.

 

Le roi de France Louis  VII le Jeune, qui s’était trouvé sans argent dès son arrivée à Antioche, ayant tout dépensé en chemin, avait été très heureux que les Templiers puissent lui prêter des sommes importantes. Dès son retour en Occident, qui laissait le royaume de Jérusalem dans une situation plus précaire qu’avant sa malheureuse intervention, il exprime clairement sa reconnaissance : « Nous ne pouvons pas nous imaginer comment nous aurions pu subsister un instant dans ce pays sans leur aide et sans leur assistance » et, défendant qu’il soit porté atteinte aux biens et aux droits des Templiers dans toute l’étendue du royaume de France, il recommande à son secrétaire de leur rembourser sans retard la somme de deux mille marcs d’argent. Geste méritoire car les coffres sont vides, au point que le roi n’hésite pas à faire ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé avant lui : il exige de tous ses sujets un sol par livre, c’est-à-dire le vingtième du revenu de chacun.

 

Malgré l’enthousiasme soulevé par une œuvre aussi sainte, la 2e Croisade n’avait pas été improvisée autant que la première, dont on retenait au moins une leçon : une telle expédition coûtait une fortune. Pour disposer de l’argent nécessaire, les seigneurs multipliaient les taxes, pressurant les négociants, les juifs et les « forains » (terme désignant « ceux du dehors », c’est-à-dire les étrangers). Mais cela ne suffisant pas, les moins riches des croisés durent aliéner une partie de leurs droits féodaux et certains, réduits aux expédients, durent même vendre à vil prix leurs domaines ou les mettre en gage. Ces nécessités impérieuses sont à l’origine des premières chartes d’affranchissement, par lesquelles on vendait un peu de liberté à des individus, à des collectivités et notamment à des bourgades. C’est pourquoi les historiens accordent aux Croisades un rôle déterminant dans la formation d’une nouvelle classe : la bourgeoisie.

 

C’est ce besoin d’argent, quasi général  et pressant, qui fournit à l’Ordre du Temple l’occasion d’ajouter à sa vocation guerrière une fonction imprévue, celle de financiers internationaux. Possédant des richesses fabuleuses, ils surent les faire fructifier en s’improvisant banquiers du monde occidental, supplantant dans ce domaine les Lombards et surtout les Juifs, dont les pieux croisés s’écartaient avec horreur.

 

Ils créèrent successivement toutes les opérations bancaires qui nous sont devenues familières : ouverture de comptes courants, gérance de dépôts des particuliers, transferts de fonds d’un pays à un autre, constitution de rentes et de pensions, opérations de change. Tournant habilement l’interdiction ecclésiastique du prêt usuraire. Les Templiers purent prêtre aux nobles, aux rois et même aux papes, en échange de privilèges de plus en plus exorbitants.

 

Ce sont eux qui inventèrent le chèque de voyage : sur la présentation d’un billet de crédit revêtu du sceau du Temple, ceux qui partaient pour la Terre sainte, pèlerins croisés ou simples commerçants, pouvaient  toucher la somme équivalente dans n’importe quelle commanderie de l’ordre, évitant ainsi tous les risques d’un transport d’argent. Cette sécurité nouvelle des déplacements et des échanges contribua certainement au développement du commerce, facteur de civilisation.

 

Singulière évolution, en moins d’un demi-siècle, pour des preux dont la destination se voulait purement guerrière, que la présence d’une bourse bien garnie auprès de l’épée et de la Croix !

 

Source : Le secret des templiers par Raoul Willemot Ed. Fernand Nathan, 1070. Commentaire : Intéressant petit livre sur le Temple et ses mystères. Méconnu de nos jours, il est du même niveau documentaire que les livres de Charpentier publiés à la même époque chez Robert Laffont.

 

 



15/01/2007
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