Chrétiens de Troyes - Analyse de ses principaux romans

CHRETIEN DE TROYES

 

Analyse de ses principaux romans

 

 

C’est en effet Chrétien de Troyes qui, par son roman Erec et Enide, fait pénétrer la matière bretonne dans la littérature européenne. Certes, le roi Arthur n’est pas le héros central de l’aventure : il n’est au fond qu’un personnage accessoire si l’on s’en tient au déroulement de l’action, mais il apparaît comme essentiel parce qu’en définitive rien ne peut se passer dans lui et qu’il est le pivot d’une société où évoluent des personnages dont la seule raison d’être est de l’entourer de le seconder dans sa mission civilisatrice. Au thème initial de l’aventure plus ou moins fantastique surgie de la nuit des temps, Chrétien de Troyes ajoute les préoccupations de son époque et particulièrement celles qui étaient à la mode à la cour de Champagne, régie, on le sait, par la Comtesse Marie, fille de Louis VII et d’Aliénor d’Aquitaine. Ainsi se trouvent exploitées à outrance des motivations d’ordre psychologique qui n’ont guère de rapport avec les données celtiques, mais qui sont la marque de la société courtoise aristocratique de la seconde moitié du XIIe siècle, aussi bien en France qu’en Grande Bretagne. Le fameux « amour courtois », qu’il serait préférable d’appeler la « fine amor », produit composite de la rénovation du culte de la Vierge Marie et de la problématique des troubadours occitans, se mêle a des notions plus fatalistes héritées du fons celtique, et marque Erec et Enide, même si c’est de façon contradictoire , puisqu’en réalité, l’œuvre est une condamnation de la « fine amor » au profit de l’amour conjugal classique. Mais  ce qui est fort intéressant, c’est de trouve dans ce roman un décor typiquement arthurien et des personnages dont la fortune ira en s’accroissant au cours des années à venir.

 

Erec et Enide : Un jour de Pâques, le roi Arthur tient sa cour à Cardigan au Pays de Galles, et décide, contre l’avis de son neveu Gauvain, de sacrifier à la coutume du Blanc Cerf.  Il s’agit de chasser le Blanc Cerf dans la forêt et le vainqueur doit donner un baiser à la jeune fille de la cour qu’il trouvera la plus belle, ce qui, selon Gauvain, risque fort de dégénérer en querelles inexpiables. Mais le roi a ordonné, et la chasse commence. A l’arrière garde se tient la reine Guenièvre, en compagnie d’une suivante et du chevalier Erec, fils de Lac. Comme la reine est outragée par un chevalier inconnu et son écuyer nain, Erec se lance à leur poursuite. Cependant la chasse au Blanc Cerf est terminée et le roi Arthur demande que commence l’épreuve du baiser. Gauvain tente encore une fois de l’en dissuader. Le roi tient conseil auprès des chevaliers Yder, Kaï et Girflet, (ce sont trois personnages parmi les plus anciens de la mythologie galloise. Girflet, fils de Do, qui jouera un rôle important au moment de la mort d’Arthur, est le Gilvaethwy fils de Dôn que l’on retrouve dans la quatrième branche du Mabinogi, Math fils de Mathonwy, en compagnie de son frère le magicien Gwyddyon. Kaï (ou Keu) est le frère de lait d’Arthur, et l’un de ses plus anciens compagnons dans la tradition archaïque. Quant à Yder, fils de Nut, c’est également l’in des plus anciens compagnons d’Arthur, héros de plusieurs histoires énigmatiques et l’un des premiers amant de la reine Guenièvre.  C’est le Gallois Edern, fils de Nudd, devenu « saint » Edern en Bretagne armoricaine, tandis que son frère Gwynn est devenu gardien de l’Enfer chrétien au Pays de Galles.)

 

Puis se range à l’opinion de la reine : on attendra le retour d’Erec pour procéder à l’épreuve du baiser. Mais Erec se trouve engagé dans de folles aventures. Il est recueilli par un pauvre vavasseur et tombe amoureux de la fille de celui-ci, la jeune et belle Enide. Il finit par triompher du chevalier inconnu qui se révèle être curieusement Yder, fils de Nut, présenté quelques pages auparavant comme présent à la cour d’Arthur. Erec l’envoie se constituer prisonnier devant Guenièvre, puis il rentre lui-même à la cour en compagnie d’Enide. Sa beauté est telle que tout le monde déclare qu’elle doit recevoir le baiser du Blanc Cerf. Enfin, Arthur décide que les noces d’Erec et Enide se feront à la Pentecôte. Ces noces se déroulent dans une atmosphère de liesse et dans un grand concours de personnages célèbres parmi lesquels on cite Maheloas et Guigomar. Après les fêtes et les tournois, Erec revient en son pays en compagnie d’Enide, mais il oublie volontiers ses devoirs de chevalier dans les douceurs de l’amour conjugal. Une réflexion d’Enide, qui d’ailleurs se faisait l’écho de ce qui se disant dans l’entourage d’Erec, met celui-ci en fureur. Il entraîne sa femme dans une série  d’aventures qui pourraient se terminer de façon tragique, pour lui prouver qu’il est toujours aussi preux et vaillant. Il réussit notamment l’épreuve de la Joie de la Cour, qui consiste à lever les enchantements d’un verger ensorcelé. Enfin, comme son père est mort, Erec est couronné roi à Nantes ( localisation abusive mais commode pour un auteur continental. La source devait faire état d’un nom renfermant en présence du Roi Arthur et de tous ses chevaliers.

 

L’intérêt d’un roman comme Erec et Enide est multiple. D’abord, nous voyons que la Cour d’Arthur ne se tient jamais au même endroit, qu’elle est itinérante, mais qu’elle respecte les grandes fêtes religieuses. Ensuite, le roi, en dépit des inconvénients qui peuvent surgir et que ne manquent pas de lui rappeler ses vassaux immédiats, doit être le mainteneur de certaines traditions dont l’origine magique ne fait aucun doute. Enfin, le roi, s’il n’agit pas par lui-même, demeure le pivot d’une société à laquelle viennent s’agglomérer des rois venus de tous les autres pays, même de ces pays qu’on a coutume de classer comme étant l’Autre-Monde. Et surtout, ce qui caractérise ce premier roman arthurien, c’est de voir l’abondance de personnages qui surgissent tout droit de la mythologie celtique la plus ancienne, mais qui en quelque sorte historicisés, sont devenus les compagnons habituels du roi.

 

L’Erec de Chrétien de Troyes a été adapté en langue allemande par Hartmann von Aue dès la fin du XIIe siècle. Il existe également  un récit gallois de la même période, Gereint et Enid, qui se présente comme une adaptation, voire comme une traduction de l’œuvre française. Mais le problème n’est pas si simple : s’il est certain que le texte gallois n’offre aucune originalité concernant les épisodes de l’aventure, on peut néanmoins constater des variations significatives dans les détails. Il est plus que probable que l’auteur gallois et Chrétien de Troyes ont utilisé une source commune qu’ils ont traitée avec leur mentalité propre, mais il n’est pas possible de dire si cette source état en langue française ou en langue celtique, et dans ce dernier cas, si elle était en langue bretonne ou galloise.

 

Le deuxième roman arthurien de Chrétien de Troyes est Cligès ou la Fausse Morte. Là, le décor est un simple prétexte pour développer une thèse cher à l’auteur : la condamnation de l’adultère et particulièrement de l’adultère de Tristan et Yseult. C’est dans cette mesure que l’on a pu dire que Cligès était un « anti-Tristan ». Cela mis à part, l’œuvre ne présente qu’un médiocre intérêt pour l’étude du mythe arthurien.

 

Par contre, le troisième roman, Lancelot ou le Chevalier à la Charrette, est d’une importance capitale. En effet, non seulement il représente la fusion volontaire et consciente de la légende de Lancelot du Lac aux traditions arthuriennes, mais il témoigne d’une très archaïque aventure concernant le roi Arthur et son épouse la reine Guenièvre.

 

Le chevalier à la Charrette : le roi Arthur tient sa cour à l’Ascension, en un lieu qui n’est pas précisé. Survient un chevalier inconnu (nous saurons plus tard qu’il s’agit de Méléagant) qui lance un défi à Arthur : il emmène la reine avec lui à moins qu’un chevalier choisi par Arthur lui-même ne la lui dispute. Si ce chevalier est vainqueur, l’inconnu s’engage à libérer la reine et tous les guerriers d’Arthur qu’il retient prisonniers dans son royaume. Curieusement Arthur ne répond rien. Alors Kaï injurie littéralement son roi et réclame comme un don (impossible à refuser selon la coutume celtique) d’accompagner la reine et de combattre l’inconnu. Arthur hésite, mais il est prisonnier de la coutume et doit laisser aller Kaï en compagnie de Guenièvre. Bientôt Kaï réapparaît, blessé et vaincu. Le chevalier inconnu emmène donc la reine vers son pays. C’est Gauvain, le neveu du roi, qu’on devine secrètement amoureux de Guenièvre, qui obtient de son oncle le droit de poursuivre le ravisseur. Dans sa poursuite, il rencontre un chevalier anonyme (nous saurons plus tard qu’il s’agit de Lancelot du Lac) qui, lui aussi, mais de son propre chef, s’est lancé sur les traces du ravisseur. De multiples aventures attendent les deux héros. Lancelot est obligé de monter sur la charrette d’infamie sur laquelle on transporte les condamnés, ce qui l’expose aux quolibets et aux injures de la foule. Il l’a fait pour connaître la direction prise par la reine et son ravisseur, mais il a hésité un instant avant de monter sur le véhicule. Il est ensuite obligé de combattre un chevalier qui veut lui interdire de franchir un gué. Il en est vainqueur et veut lui faire grâce de la vie quand une jeune fille (nous saurons plus tard qu’il s’agit de la sœur de Méléagant) lui réclame la tête du vaincu. Il doit satisfaire cette demande, moyennant quoi la jeune fille lui promet son aide lorsqu’il se trouvera en péril. Lancelot arrive enfin près du fameux royaume de Gorre, ou de Voirre (c’est-à-dire de Verre), où « tous les étrangers, sans pouvoir retourner, sont forcés de rester dans la servitude et l’exil » (c’est évidemment la description classique de l’Autre-Monde). Un cours d’eau tumultueux en interdit l’entrée. On ne peut le franchir que par le Pont de l’Epée et par le Pont Sous l’Eau, aussi dangereux l’un que l’autre. Tandis que Gauvain, au risque d’être noyé, franchit le Pont Sous l’Eau, Lancelot passe le Pont de l’Epée qui est une énorme épée plantée entre les deux rives et où il s’écorche à loisir en manquant de tomber à chaque instant dans l’eau écumeuse.  Une fois dans la place, il doit se battre contre Méléagant. Il en a facilement raison et va pour le tuer quand le père de Méléagant, le bon roi Baudemagu, (… Bran-Magu qui pourrait signifier Brân de la Plaine, la plaine était souvent synonyme d’autre monde dans la terminologie celtique ancienne) demande la grâce de son fils. Lancelot est déclaré vainqueur, mais on décide un tournoi en revanche dans un an jour pour jour. Lancelot est mis en présence de Guenièvre qui lui tourne littéralement le dos parce qu’il a osé hésiter à monter sur la charrette d’infamie et qu’il a ainsi fait passer sa raison avant son amour. Elle ne se réconcilie avec son amant que lorsqu’il a satisfait un certain nombre d’épreuves humiliantes. Cependant Méléagant attire Lancelot dans un  piège et c’est Gauvain qui ramène la reine à la cour du Roi Arthur. Un an après, Méléagant est au rendez-vous. Lancelot, qui est retenu dans une tour isolée, n’y est évidemment pas et va être déclaré lâche et « recréant ». Mais la sœur de Méléagant délivre Lancelot qui arrive juste à temps. Lancelot combat Méléagant et le tue, à la grande satisfaction de Gauvain et du roi Arthur qui se trouve ainsi vengé de l’injure subie à travers son épouse.

 

Le thème de l’histoire n’est pas seulement celtique ou indo-européen : il est universel.

 

(extrait de « Le roi Arthur et la société celtique » par Jean Markale, Ed. Payot 1985)

 

 

 

 

 

 

 



16/04/2007
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